Page images
PDF
EPUB
[ocr errors][merged small][merged small]

PRÉFACE.

Il n'y a point de livre qui ne garde le cachet du temps où il a été composé, mais cette marque est bien plus sensible quand ce sont des leçons qu'on publie, car s'il n'est pas impossible que l'écrivain s'isole de son siècle, et qu'il étudie le passé sans y porter les idées et les passions du jour, il en est tout autrement du professeur, et on ne peut même pas lui demander cette indifférence. Qui parle aux hommes doit entrer d'abord dans leurs vues, s'il veut qu'on l'écoute; c'est. son devoir que de se jeter dans le courant, non pas pour y suivre lâchement la foule, mais pour combattre l'erreur et défendre la vérité. C'est un cours que j'imprime, et un cours fait en des circonstances déjà bien loin de nous; aussi en relisant mon ouvrage, ai-je craint trop souvent que le ton qui y règne n'étonnât plus d'un lecteur oublieux, et que les maximes que j'y soutiens ne parussent surannées. On m'excusera donc de faire l'histoire d'un livre assez malheureux

pour avoir

déjà une histoire et pour être vieux en naissant.

Lorsqu'en 1849 j'eus l'honneur d'être nommé professeur au Collége de France, mon premier désir fut de répondre à la confiance du gouvernement, en choisissant un sujet qui me permît en même temps et d'exposer les idées auxquelles j'ai consacré ma vie et de servir mon pays dans la mesure de mes forces en un moment de crise et de danger. La France, on s'en souvient peut-être, souffrait alors des vices d'une constitution impossible, et envisageait avec effroi l'avenir que lui avaient préparé ses législateurs. Sortir de l'abîme que l'inquiétude et les passions creusaient chaque jour, c'était le cri de la nation, et je voulais m'associer à cette œuvre commune. Professeur, je n'entendais ni attaquer la Constitution que j'avais condamnée comme citoyen, ni pousser au mépris d'une loi mauvaise; grâce à Dieu, je me fais une autre idée de mes devoirs mais je voulais chercher à la clarté impartiale de l'histoire, et en dehors de l'agitation publique, quelles sont les conditions durables de la liberté, et comment un pays qui souffre de l'anarchie peut réformer ses institutions, sans suspendre la vie nationale et sans se jeter tête baissée dans les aventures. C'est le plus grand problème de la politique, c'était alors pour la patrie une question de vie ou de mort. Quel plus beau sujet d'études et de réflexions! Et quelle joie si l'histoire offrait un remède à tant de maux!

Au lendemain de février j'avais demandé à mes livres, ce que les livres ne refusent guères à ceux qui les consultent sans passion: une consolation et des conseils. C'est une règle d'hygiène morale que je recommande aux honnêtes gens quand les événements trompent leurs espérances les plus douces et les plus légitimes. Au lieu de s'irriter dans la solitude, qu'ils écoutent la voix grave et impartiale du passé; il est des moments où Tacite fait du bien, et où la parole même d'un ami ne vaut pas la vertueuse tristesse de ce grand cœur qui ne voulait aimer que la liberté ! Pour moi, en 1848, c'est à l'histoire des ÉtatsUnis que j'avais demandé des leçons. Ce qui m'avait conduit à cette étude, c'est ce que je savais en gros de la constitution américaine, et des difficultés que la liberté avait eu à vaincre dans le nouveau monde avant d'y faire ses miracles; et plus je vis de près ce grand spectacle, et plus j'en fus frappé comme d'une révélation. C'étaient nos fautes et nos souffrances; mais avec quel courage et quelle sagesse les Américains s'étaient tirés du péril, et quelle différence dans leur façon de comprendre et d'établir la liberté! On eût dit que dans le projet de constitution française nos modernes Lycurgues eussent fait exprès de prendre le contre-pied des idées américaines, et que leur œuvre fût un démenti donné à la sagesse de Washington,

un défi jeté à l'expérience des siècles. Ce fut alors que, dans une inquiétude et une tristesse profondes, j'écrivis, en juillet 1848, des Considérations sur la Constitution', et que le sentiment du danger me poussa à joindre à cette publication la lettre suivante, adressée au général Cavaignac par un homme malheureusement trop inconnu pour qu'on l'écoutât au milieu des cris et de la fureur des partis.

Au général Cavaignac, président du Pouvoir exécutif.

Général,

« En remettant dans vos mains les destinées de la patrie, les événements vous ont fait une position comparable à celle de Washington. Déjà, dans une guerre plus cruelle qu'une guerre étrangère, vous avez montré une fermeté et une humanité dignes de ce grand homme. Pour que l'histoire achève un parallèle si noblement commencé, il vous reste à fonder, avec nos législateurs, une constitution durable, une constitution vraiment libre, vraiment républicaine. Puissent en ce point vous servir également d'exemple et la sagesse et le sens exquis du héros des États-Unis! Les questions qui nous partagent aujourd'hui sont les questions mêmes qui divisèrent les fondateurs de la république américaine la déclaration des droits, l'indépendance du pouvoir exécutif, le maintien du pouvoir législatif dans ces bornes hors desquelles il dégénère en insupportable tyrannie. Les solutions de Washington, adoptées par ses contemporains, ont fait la grandeur de

:

1. Publiées dans la Revue de législation, juillet 1848, et séparément chez A. Durand.

« PreviousContinue »