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VARIÉTÉS

I

NAVRANTE HISTOIRE

D'UN SAINTAIS A L'ÉTRANGER

Une maison de la Grande Rue, à Saintes, datant de 1733, attire les regards du passant flâneur ou touriste par sa double inscription :

SI QVIS AEGROTET HVC ACCEDAT DABIT EI DOMVS ISTA SALVTEM
SI MALI MILLE SINT SPECIES MILLE SALUTIS HIC SVNT

C'est une maison d'apothicaire. Mais ce qu'on ne voit pas et ce qu'elle a de plus remarquable et de plus rare, c'est que depuis tantôt deux siècles, si elle a changé de mains plusieurs fois, elle n'a pas changé de commerce. Elle a toujours été habitée par un pharmacien (1). Elle a dû être construite, au moins la façade, par Elie Angibaud, lequel était fils de Daniel, apothicaire lui-même, mort en 1693, qui y opérait probablement déjà (2), en tout cas habitant dans la Grand Rue bien avant 1733, protestant, même protestant militant, car il fut Ancien du Consistoire de Saintes en 1660-1665 (3),

(1) A Elie Angibaud succède peut-être Jean-François Métayer, lequel eut un fils Jean-André dit Beaujardin, pharmacien en 1790, qui céda à Saucon, celui-ci céda à N. Métayer, lequel céda à Pellisson, qui eut pour successeur M. Barraud, qui vendit à M. Béchade.

(2) Elie Angibaud se marie à Saint-Maur en 1693 et appartenait à la paroisse Saint-Pierre. C'est sur cette paroisse que naquirent ses enfants. Il ne mourut qu'en 1751 à 94 ans, à Beauchêne, paroisse de Chermignac, où il s'était retiré depuis sept ans. En 1742, il était encore marchand paroisse Saint-Michel (Documents, p. 464) en même temps qu'un autre Angibaud, même paroisse, qui ne peut être que son fils Charles. Ils ne devaient pas habiter la même maison. Il est donc possible que Elie ait occupé la maison en question et que Charles ait bâti la maison en face, datée de 1728, qui, de par l'inscription gravée sous un cadran solaire : HORAS ET PHARMACA PRAEBET, se présente comme une officine d'apothicaire. Cette maison (à M. Gaynant) est celle qui porte aussi deux inscriptions dont une relatant le congrès de Soissons (1729). Sur la paroisse voisine de Sainte-Colombe exerçait en 1716 un autre apothicaire, Jacques Lemaire. (3) Archives, tome XI: Un livre de raison, p. 341. Ce Daniel est frère de Jean Angibaud, juge de la châtellenie de Saint-Seurin d'Uzet (1643). En 1648 il est parrain de Daniel Robert. Il a existé un autre apothicaire du même nom, au même temps Jean Angibaud (1636) frère d'un Abraham et d'une Anne femme Durand.

ami d'un autre protestant, le médecin Thomas de Riollet, auteur d'un traité sur la Thériaque qu'il écrivit à la double instigation de Daniel et d'un autre apothicaire. Il dut se soumettre aux exigences de l'édit qui révoquait celui de Nantes, puisqu'il resta à Saintes. Là encore il n'y eut que les apparences sauvées son fils Elie gardait en son for intérieur sa foi protestante et se livrait à la controverse religieuse en famille. Daniel, marié deux fois, eut huit enfants: Elie sus-nommé, deux filles, Marie et Suzanne, qui furent envoyées par ordre du roi aux Nouvelles catholiques de Pons (1), une fille qui se maria deux fois et que nous retrouverons à l'étranger, ainsi que quatre autres, de ses frère et sœurs, y compris Charles établi apothicaire à Londres.

Elie épousa, en 1693, Jeanne Chadeau, sœur d'Isaac Chadeau de La Clocheterie, capitaine de vaisseau, protestante comme lui. Ils enrent entre autres enfants Elie, né à Saintes le 20 mars 1701, Charles né le 5 mars 1702 (2). Ce sont les trois personnes principales que nous avons besoin de connaître l'une, Elie fils, comme auteur des lettres transcrites plus loin, Elie père et Charles comme correspondants de celui-ci et mêlés à ses affaires.

Quand Elie jeune eut atteint sa seizième année, son père l'envoya apprendre l'anglais à Dublin (1717-18) chez une de ses sœurs qui tenait une pension. Quel projet caressait-il ? a-t-il cédé à l'engouement qui se manifeste en France à cette époque en faveur des entreprises lointaines? Peut-être. Ayant à l'étranger, à Londres, des coreligionnaires saintais, des parents directs, des amis, il a pu entrevoir pour son fils un avenir brillant, partageant l'effervescence financière et commerciale dont les entreprises de Law sont l'expression concrète. Nous sommes en plein Système, la Compagnie pour l'exploitation du Mississipi fait miroiter aux yeux des capitalistes des bénéfices par millions, la Compagnie des Indes orientales, celle de l'Afrique disparaissent absorbées par la nouvelle venue. On verra dans une lettre que des Saintais envoyaient leurs enfants en, Angle

(1) Recueil de la Commission des Arts et Monuments de la Charente-Inférieure, tome XI, p. 117.

(2) D'après la table faite par M. Brejon conservée à la mairie de Saintes. Une Hélène Angibaud épousa le 10 août 1693 Jean Chadeau. Je ne connais pas les liens de parenté. Hélène doit être sœur d'Elie?

Ce Charles Angibaud a soutenu le 5 septembre 1720, dans une salle du présidial, à Saintes, une thèse sur la composition de la thériaque. La position, conservée aujourd'hui aux Archives départementales série E, documents non inventoriés, est rédigée en latin, ce qui me porte à croire que Charles Angibaud pourrait être l'auteur des inscriptions de la maison de 1728.

y

terre, sauf à ne pas payer leur pension ou à la payer mal. Il est donc possible qu'Elie père, séduit lui aussi par les belles théories, ait lancé son fils aîné sur la voie périlleuse du commerce et dans ce but lui ait fait apprendre la langue sans laquelle celui-ci ne pouvait rien entreprendre. Malheureusement, il y a loin de la coupe aux lèvres, le chemin de la fortune est rempli d'obstacles et de précipices, les uns les nombreux maladroits ou trop honnêtes font des chutes mortelles, les autres petit groupe des habiles les évitent et gagnent les sommets rêvés. Les aptitudes du jeune Elie ne furent pas à hauteur de ses ambitions ou des ambitions paternelles. Après une année ou deux passées en Angleterre, en élève studieux et soumis, il revint à Saintes, dans l'officine de son père. En 1723, il repartit à destination de Londres. Quel commerce entreprit-il? En quelles conditions abordait-il les difficultés qui assaillent toujours un débutant? Nous n'en savons rien. Nous savons seulement qu'il quitta Saintes en 1723 avec un « coffre >> qui devint un embarras, et peu d'argent, si peu que parvenu à Dunkerque il était déjà sans le sou, obligé d'emprunter. Nous ne savons pas davantage quand ni avec qui il se maria, nous le trouvons à Copenhague avec femme et enfants dans une position qui sent déjà la détresse en 1729.

Que fait-il? s'est-il établi comme apothicaire? On a l'impression, en lisant les rares lettres qui nous ont été conservées de lui, d'un parfait honnête homme, mais dépourvu de tout génie commercial, très désireux de gagner de l'argent, d'autant qu'il en a grand besoin, mais ne sachant ni garder ni faire fructifier celui qu'il possède. C'est un spéculatif sans intelligence pratique des affaires il aurait fait un excellent employé, il est un déplorable patron. Son idée fixe est de trouver des protecteurs; il en cherche, il en demande partout. Au lieu de compter sur son travail pour réussir, sur ses propres facultés, il croit que les protections sont absolument nécessaires au succès, et que s'il ne réussit pas, c'est parce qu'il manque de protecteurs. Il avoue pourtant un jour qu'elles lui sont nuisibles. Ses parents l'ont cependant soutenu de leur mieux, lui envoyant marchandises et argent; il mange tout, et un beau jour il se voit, à Copenhague, acculé à une situation des plus douloureuses, obligé d'abandonner sa femme infirme, ses deux enfants, et de chercher asile chez une tante, à Londres, peu fortunée d'ailleurs, ayant sur le dos une chemise que sa malheureuse femme lui a confectionnée, au moment du départ, dans un drap de lit que sa mère leur avait envoyé quelques jours avant. Sa femme, ses enfants sont tout aussi

nus que lui. Une lettre qui éclaire bien son tempérament, c'est celle dans laquelle il demande à son frère le procédé du blanchissement de la cire propre à fabriquer des bougies. Or, il est dejà en instance d'obtenir la fourniture à la cour de Danemark. Il a posé sa candidature avant même de savoir comment on donne à une bonne bougie la blancheur désirée. Il est obligé de s'en enquérir à Saintes. « Je suis au fait de tout, écrit-il, je ne le suis pas bien. » Et c'est par une protection qu'il espère la commande! I entrevoit une mine d'or!... mirage! La commande lui fut sans doute refusée ou bien son entreprise lui coûta plus qu'elle ne lui rapporta. Ceci se passait en 1731, et en décembre 1733 il écrit une lettre navrante, dans laquelle il parle, au moins pour la seconde fois, à ses parents, de la tristesse de sa situation. Il a déjà abandonné sa famille. Il est à Londres en quête d'une « condition », mais aucune ne lui plaît, et il vit aux crochets d'une tante. Pendant dix ans nous ignorons tout de lui. Bref, en 1744 il trouve moyen de venir à Saintes - lui qui prétendait quelque temps auparavant que la France était fermée pour lui et il en repart avec 3000 livres dans sa poche, obtenues grâce à une renonciation à la succession de ses père et mère (1). II regagne Londres sans courir porter quelque secours à sa femme qui meurt vers juillet 1745, laissant ses deux enfants sans aucunes ressources, obligés de se placer : la fille, chez un capitaine de vaisseau, le garçon, chez un marchand de vin, qu'il quitte bientôt pour s'embarquer sur un bateau à destination de la Chine. Élie Angibaud apprend que ce jeune homme va revenir en Europe, et il écrit cette phrase vraiment lamentable en juillet 1749: « Vous me demandez des nouvelles de mes enfants, je suis bien embarrassé à vous en donner n'en ayant point moi-même. J'ai plusieurs fois écrit à Copenhague et je n'en ay eu aucune réponce. Je scais pourtant que ma fille est plasée chez un capitaine de vaisseau de guerre et que l'on a envoyé mon fils à la Chine sur un vaisseau marchant et qu'il en doit revenir cet été. J'ai mandé que l'on me l'envoye à son retour, mais je ne scai si on le fera... » Qui on? quelqu'un qui ne veut avoir aucune relation avec lui et prend soin des enfants?

(1) Le 16 mai 1744, il signe une convention avec son père, par laquelle il déclare qu'au moyen des successions qu'il a recueillies de Marie Angibaud, mariée à François Roussel, décédée en Suède, et Anne Angibaud, veuve Provost, décédée à Londres, et des envois de ses père et mère soit en marchandises soit en argent, plus 3000 livres qu'il reçoit présentement, il renonce à la succession de ses père et mère, à la charge, cependant, que ses frères et sœurs paieront 3000 livres.

Et pendant ce temps il vend de la pâte de guimauve à Londres, faisant concurrence à sa cousine qui vend de la pâte de réglisse. Puis, il meurt, vers 1755, sans que personne, à Saintes, ait entendu parler de son décès.

Tel est l'auteur de nos lettres: honnête homme, mais pauvre tête. Et il n'est pas seul! On verra qu'à Londres d'autres Saintongeais végétent, et même succombent dans la lutte pour la vie.

Des lettres qu'il a écrites pendant trente ans à Saintes, tantôt à son père, tantôt à son frère, il nous en reste huit, qui sont comme autant de jalons marquant les diverses étapes de cette existence. malheureuse. Nous le voyons écolier à Dublin, puis se débattant dans ses entreprises mal conçues et mal menées. En dehors de ces tristesses, il nous apprend bien des détails curieux qui ne manquent pas de pittoresque parfois.

Toutes ces lettres appartiennent aujourd'hui à notre confrère M. Maurice Martineau.

CH. DANGIBeaud.

Monsieur Angibaud marchant dans la grande rue à Saintes.

à Sainte.

(lettre de Élie Angibaud de Grois) (1)

A Dublin le 2 [ ]janvier 1717-18

(receue les premiers jours de mars 1718)

Monsieur mon très honoré père,

Je souhaite de toute mon âme que la présente vous trouve en une parfaite santé et ma chère mère, je fais des vœux pour qu'il plaise à Dieu de vous donner dans cette nouvelle année l'accomplissement de tous vos désirs... J'employe mon tems à bien lire et écrire et chiffrer et je suis chez un bon maitre qui me donne de bonnes instructions pour toute choses, après Pasque tante doit m'anvoyer à la campagne pour me perfectionner dans la langues angloise, voilà son dessein. Je fais mon possible pour lui donner sujet d'etre contente des peines qu'elle prend pour moy, je ne saurois assez le reconnoitre. Je suis bien faché qu'elle n'est pas riche, car je vous assure que si cela etoit elle vous aime assez pour que je fusse point à votre charge, et si mon oncle la croit riche il se trompe beaucoup.

(1) Annotations mises ainsi que d'autres sur les lettres suivantes Élie ou son fils Charles,

par

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