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motivé cette dure leçon, dont la jeune femme ne perdra jamais la mémoire.

Ce caractère de l'abbesse si grand et si noble, il n'a fallu que deux scènes à Shakspeare pour le faire connaître, tant il a su donner de force aux situations, ainsi qu'aux paroles prononcées par ce personnage. C'est un des traits distinctifs du génie que d'expliquer sa pensée en peu de mots et d'en faire le sujet d'une méditation profonde qui conduit à la découverte de mille beautés que l'âme saisit, que l'esprit développe, et qui seraient passées fugitives, si elles eussent été décrites par celui qui les créa: c'est l'art ou plutôt le génie de Shakspeare.

La comtesse DE BRADI.

LES JOYEUSES COMMÈRES DE WINDSOR.

COMÉDIE.

La fière Élisabeth, qui plaisantait peu en politique et en amour, aimait cependant la bonne plaisanterie; elle trouvait bon qu'on cherchât à la distraire des ennuis du trône; et le personnage de Falstaff, dans Henri IV, ayant eu l'honneur de dérider son front royal, elle demanda à Shakspeare de mettre encore en scène le gros chevalier. L'auteur d'Hamlet ne voulut pas, pour complaire à sa souveraine, manquer à son génie qui lui défendait de refaire ce qu'il avait déjà fait. Il prit bien le même personnage, mais il le vieillit : c'est le même homme avec des cheveux gris; c'est le même caractère avec d'autres penchants. Ici Shakspeare ne le livre plus aux railleries d'un prince débauché, dont il est l'instrument et le jouet. Il le met aux prises avec deux bourgeoises de Windsor, qui, à la honte

des grandes dames, se permettent de rester honnêtes femmes, sans cependant se refuser d'être de joyeuses commères. Elles n'ont plus cette timidité de jeunesse qui s'alarme d'une déclaration d'amour; elles ont en outre l'avantage d'être riches: aussi le vieux Falstaff, que les désirs de son cœur pressent moins que les besoins de sa bourse, se propose de faire de ces deux belles ses Indes orientales et occidentales, comme il le dit luimême. Malheureusement pour lui, mistriss Ford et mistriss Page sont de bonnes amies qui se communiquent la double et identique déclaration de Falstaff, et se promettent d'en tirer parti pour punir à la fois la fatuité du galant et la jalousie du mari de l'une d'elles. Deux vengeances, deux plaisirs. C'est mistriss Page, la plus fine, la plus rusée, la plus malicieuse, mais la moins hardie des deux commères, qui détermine son amie à donner un rendez-vous à l'amoureux suranné, tandis qu'elle fera le guet. Ce que femme veut, Dieu le veut, et tout se passe à la plus grande joie des deux femmes et au plus grand désappointement du chevalier, qui n'échappe à la colère du mari qu'enseveli dans un panier de linge sale que des valets emportent et vont jeter dans la Tamise. Heureusement Falstaff, cette fois, en est quitte pour un bain froid. A la seconde entrevue, il est moins heureux encore. Son déguisement en vieille sorcière lui vaut des coups de bâton; et lorsque, pour dernière épreuve, il se transforme dans le personnage fantastique de Herne le chasseur, afin de retrouver sa belle dans le parc au milieu de la nuit, il se voit tout à coup assailli par des fées et des farfadets, armés de torches, qui le pincent et le brûlent. La mystification est d'autant plus amère qu'elle est publique et que les deux maris sont là pour le railler.

Nous avons au Théâtre-Français un joli acte de comédie par M. Barthe, intitulé les Fausses Infidélités, et qui n'est qu'une imitation en miniature du grand tableau de Shakspeare. L'esprit, copiant le génie, ne pouvait que le rapetisser.

On conçoit tout ce qu'une analyse si courte et si sèche a d'incomplet et de décoloré. Mais notre tâche est surtout de faire connaître ici le caractère de la joyeuse commère qui imagine, tandis que l'autre exécute, les bons tours qu'on joue au pauvre chevalier.

Mistriss Page est une de ces femmes qui ont d'autant plus de gaieté dans l'esprit qu'elles ont plus d'honnêté dans le cœur.

'On ne la voit point étaler de grands sentiments de vertu; on ne l'entend point prêcher de beaux sermons de morale, ni faire parade de son obéissance à ses devoirs. Toute spirituelle et rieuse qu'elle est, elle n'use point de son esprit pour mal faire, mais pour s'amuser; et encore sa prudence est telle que, si le tour malicieux qu'elle joue ne réussit pas, elle n'en sera pas victime. Elle n'a pas d'ailleurs un mari jaloux à corriger, comme mistriss Ford, son amie. « Monsieur Page est un honnête >> homme : il n'y a pas une femme à Windsor qui mène une vie >> plus heureuse que mistriss Page. Elle fait ce qu'elle veut, » dit ce qu'elle veut, reçoit tout, paye tout, se couche quand » il lui plaît, se lève quand bon lui semble. Tout se fait selon >> son bon plaisir; mais elle mérite bien ce bonheur, car, s'il y >> a une aimable femme à Windsor, c'est bien mistriss Page. » Sur un point seulement, elle n'est pas la maîtresse absolue du ménage. Le bon et honnête M. Page s'avise d'avoir une volonté pour marier sa fille, la charmante miss Anna Page. Il veut la donner à un pasteur gallois, tandis que sa femme la destine à un médecin français, on ne sait trop pourquoi. Peut-être pense-t-elle que les maris français sont de la meilleure espèce. Or, qu'arrive-t-il? que la jolie miss Anna Page, qui n'aime ni le pasteur gallois ni le médecin français, se laisse enlever par le jeune Anglais qu'elle aime, et termine ainsi la querelle des deux époux.

Mais ce n'est là qu'un court épisode de la comédie qui roule principalement sur les mystifications que font subir à Falstaff les deux joyeuses bourgeoises. Doit-on croire qu'elles ne se vengent que parce que le gros chevalier a adressé à chacune d'elles la même épitre amoureuse? Non sans doute. Elles parlent de lui en de tels termes qu'on doit supposer que leur dépit ne tient nullement à leur rivalité. Aussi mistriss Page dit-elle gaiement : « Je gagerais qu'il a un millier de ces lettres écrites » d'avance avec les noms en blanc, et nous n'avons que la >> seconde édition. » Puis elle ajoute : « Ceci me donne presque » envie de chercher querelle à ma vertu. S'il n'avait reconnu >> en moi quelque faible que je n'y connais pas, il ne m'aurait >> pas attaquée avec cette insolence. » Supposons qu'au lieu d'un galant vieux et ridicule, la déclaration eût été écrite à chacune des deux commères par un beau et jeune cavalier, et demandons-nous ensuite si notre joyeuse mistriss Page eût mis

le même empressement à la communiquer à son amie et à lui proposer leur double vengeance? Nous n'oserions en répondre; car, enfin, la résistance à un amoureux tel que Falstaff n'a rien de bien difficile ni de bien glorieux. Quoi qu'il en soit, tenonsnous-en à ce que Shakspeare nous a montré de mistriss Page. C'est surtout une femme qui aime à rire et à s'amuser aux dépens des autres. Sa manie de railler ne s'arrête point à Falstaff, et le pauvre M. Ford, que sa femme met dans son tort, comme la comtesse y met Almaviva dans le Mariage de Figaro, devient à son tour la victime des sarcasmes de mistriss Page. Elle est sans pitié pour les maris jaloux, comme pour les amants ridicules. Ce pauvre Falstaff, comme elle s'amuse de sa frayeur, lorsque, caché dans un cabinet chez mistriss Ford, il l'entend venir annoncer que le mari accourt avec des gens armés pour le tuer s'il est dans la maison. « C'est un homme mort! » s'écriet-elle avec une apparence de terreur, tandis qu'elle a peine à ne pas rire aux éclats. Regardez-la dans ce moment du triomphe de sa malice! Comme ce joli visage prend une expression maligne! comme elle jouit de sa ruse, en pensant au pauvre amoureux qu'on voit soulever le rideau qui le cache et montrer sa face terrifiée! Mais elle veut plus encore que lui faire peur, et elle dit à son amie : « Puisse le ciel le conduire sous la canne de >> ton mari, et qu'ensuite le diable conduise la canne! » Ce vœu peu charitable ne se réalise que trop pour les épaules du vieux Falstaff, à qui la peur d'être tué fait endurer patiemment les coups de bâton.

En vérité, mistriss Page, vous êtes impitoyable dans vos vengeances. Quoi! la baignade et la bastonnade ne vous suffisent pas; il vous faut encore brûler la moustache du pauvre Falstaff! C'est donc bien mal à lui d'être vieux et pauvre, et de vous aimer ! Quelle est votre morale? Qu'une femme peut être joyeuse et vertueuse à la fois. Soit? Le plus sage est pourtant de ne pas trop s'y fier.

ED. MENNECHET.

ATTRIBUÉES

A SHAKSPEARE.

L'on ne saurait être de l'avis de Schlegel sur les pièces que l'on a attribuées à Shakspeare. Il n'est pas vrai qu'elles soient supérieures ou même égales aux meilleurs ouvrages de Marlowe ou Heywood. Le Yorkshire, tragédie que Schlegel regarde comme une production incontestée de notre auteur, est beaucoup plus dans la manière d'Heywood que dans celle de Shakspeare. L'effet en est, il est vrai, tout-puissant; mais la façon dont il est produit n'est nullement poétique. L'éloge que Schlegel donne à Thomas, Lord Cromwell et à Sir John Oldcastle est tout à fait exagéré. Le critique allemand, qui n'était pas très-familiarisé avec les contemporains dramatiques de Shakspeare, ou qui fut peu attentif à leur mérite, a pris une ressemblance dans le style et dans la manière pour un degré égal d'excellence. Shakspeare diffère des autres écrivains de son temps, non par la façon de traiter ses sujets, mais par la grâce et la force qu'il met à les développer. Nous ne parlerons pas du Purilain ou la Veuve de Watling street. Locrine, The London Prodigal (si ces pièces sont de Shakspeare, ce sont sans doute des péchés de sa jeunesse) et Arden de Feversham contiennent plusieurs passages frappants; mais elles se rapprochent plus du style des autres écrivains du temps que de celui de Shakspeare.

Voici deux pièces que quelques commentateurs continuent, quoique à tort, d'attribuer à Shakspeare; comme elles se trouvent dans toutes les éditions du poëte anglais, nous croyons devoir en offrir l'analyse.

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