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» devant lui, et derrière lui il laisse des larmes : la mort, ce >> noir esprit, repose sur son bras nerveux; quand il le lève, >> on tremble, et, s'il l'abaisse, on meurt. »

Coriolan lui-même est un caractère achevé: son amour pour la gloire, son dédain pour l'opinion populaire, en sont les principaux traits; son orgueil et sa modestie en sont les conséquences. Cet orgueil consiste dans l'inflexible sévérité de sa volonté; son amour de la gloire se lie à un désir de détruire toute opposition, et de commander l'admiration de ses amis et de ses ennemis. Son mépris pour la faveur populaire et sa répugnance à s'entendre louer naissent de la même source. On a souvent cité l'apologue suivant :

Menenius. -(( Un jour les membres, en révolte contre l'estomac, disaient qu'un tel gouffre placé au milieu d'eux, toujours plein de nourriture et toujours inactif, ne prenait point part à leurs travaux communs, tandis que chacun d'eux, pieds, mains, yeux, oreilles, agissant de concert et serviteurs empressés et fidèles, pourvoyaient sans relâche aux appétits de l'estomac. Le ventre répondit d'un ton railleur aux membres mécontents qui étaient jaloux de son sort, comme vous l'êtes aujourd'hui des sénateurs, pour cela seulement qu'ils ne sont point faits à votre ressemblance : « Il est vrai, mes amis, que je reçois toute » la nourriture qui vous fait vivre... mais je renvoie tout par >> les fleuves de votre sang jusqu'au cœur. Les nerfs, les veines >> reçoivent de moi cette nourriture suffisante qui entretient » la vie... » Les sénateurs de Rome sont ce bon estomac, et vous, vous êtes les membres mutins... Tout le bien public auquel vous avez part vous vient du sénat, et jamais de vousmêmes. >>

Dans le premier acte, se trouve une scène dans laquelle deux dames romaines, la femme et la mère de Coriolan, sont occupées à des ouvrages d'aiguille, et s'entretiennent de son absence et de son danger. Sur ces entrefaites, elles reçoivent la visite de Valérie, « la noble sœur de Publicola, l'ornement de Rome, >> chaste comme la glace la plus dure que l'hiver suspend au » temple de Diane. »

Shakspeare a répandu sur cette petite scène un véritable esprit d'antiquité classique. Le caractère fier de Volumnie, l'admiration qu'elle montre pour la valeur et la haute position de

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son fils, l'amour orgueilleux, mais désintéressé, qu'elle a pour lui, contrastent avec la douceur modeste, la tendresse conjugale et la vive sollicitude de son épouse Virgilie.

La différence entre ces deux dames est marquée d'une manière aussi intéressante et aussi belle qu'elle est bien soutenue. Ainsi quand on annonce la victoire de Coriolan, Menenius demande : « Est-il blessé ? » —« O non, non, » s'écrie Virgilie, tandis que Volumnie reprend: -« Oui, il est blessé ; je remer>> cie les dieux pour lui! » Et plus loin:

Vol.- «Je vous en prie, ma fille, chantez, et faites voir moins de tristesse. Si mon fils était mon époux, je me réjouirais plus d'une absence qui doit lui faire honneur, que des embrassements de son lit où il me montrerait le plus ardent amour. Lorsqu'il avait encore la délicatesse de l'âge le plus tendre et qu'il était le seul fils produit par mes flancs; lorsque les grâces de la jeunesse attiraient tous les regards sur lui; à cette époque où, pour les prières d'un roi, prolongées même tout un jour, une mère ne vendrait pas une heure du plaisir de contempler son enfant. Considérant combien l'honneur lui siérait, et que, si l'amour de la renommée n'excitait ses actions, il ne vaudrait pas mieux qu'un tableau attaché à un mur, je me plaisais à lui laisser chercher les dangers où il pouvait rencontrer de la gloire. Je le fis partir pour la guerre ; il en revint le front couronné de chêne. Je te le dis, ma fille, mon cœur ne ressentit pas plus de joie en apprenant que je venais de donner le jour à un enfant måle, qu'en voyant mon fils prouver, pour la première fois, qu'il était un homme. >>

Comme le caractère du guerrier hautain est peint dans les fragments suivants!

Cor.- « Voyez ces maraudeurs qui passent leur temps à partager entre eux de vieux morceaux de fer, des cuillers de plomb, des coussins, des pourpoints que le bourreau lui-même ensevelirait avec les suppliciés. Ces odieux pillards, tandis que nous combattons encore pour leur salut, font déjà leurs paquets. Vils esclaves sans cœur! je vais tomber sur eux... Mais écoutez... quel bruit? C'est le général; volons à lui! c'est l'objet de ma haine, le superbe Tullus, le fléau de Rome. Magnanime Titus, veille sur Corioles, pendant que, réunissant ceux qui veulent me suivre, je cours aider Cominius.

Com. « Si je te racontais tes exploits, Marcius, étonné de toi-même, tu n'y voudrais pas croire. Lorsque j'en ferai bientôt le récit à Rome, nos sages sénateurs et nos patriciens mêleront le sourire et les larmes à ma voix; l'incrédulité, réduite à t'admirer, abjurera le doute; nos dames romaines trembleront de plaisir et d'effroi. Nos tribuns même, et ce rebut du peuple dont ton illustre courage t'a mérité la haine, diront malgré eux: Remercions les dieux d'avoir honoré la patrie d'un tel guerrier. Pourtant tu n'es venu qu'à la fin du banquet de cette journée, après que tu t'étais rassasié ailleurs. »

Quand il revient victorieux de l'armée, sa mère, fière de ses succès, le reçoit avec des bénédictions et des applaudissements, et sa tendre épouse avec un silence gracieux et avec des larmes.

Menen. — « Une lettre pour moi !... Je veux que toute ma maison se grise ce soir... Une lettre pour moi! cela m'assure sept années de santé...

Vol.-Voilà la troisième fois, Menenius, que mon fils revient avec la couronne de chêne.

Menen. Il a donc maintenant vingt-sept blessures, et chacune est le tombeau d'un ennemi...

Un Héraut.-Qu'il soit connu à Rome que Marcius a combattu seul, au sein de Corioles, et que notre armée et ses chefs lui décernent le nom de Coriolan pour sa victoire. Gloire, honneur et salut, illustre Coriolan!

Cor.-Oh! ma mère, je le sais, vous avez imploré les dieux pour ma prospérité.

Vol.- Lève-toi, mon soldat, mon valeureux, mon digne Marcius; dois-je encore te donner cet autre nouveau nom que t'a mérité ton courage? Brave Coriolan !... Mais, tiens, voilà ton épouse.

Cor.- Salut! Ah! sèche tes pleurs ; c'est à Corioles que les veuves et les mères ont sujet de pleurer.

Vol.-Je ne sais de quel côté me tourner. Cominius, Titus, généraux et soldats, soyez les bienvenus!

Menen. - Mille fois bienvenus! Je ris et je pleure; je suis léger et lourd! mon cher Coriolan. Qu'il soit dévoré jusqu'à sa racine, le cœur que ton aspect ne remplit pas de joie !...

Brut.-Tous parlent de lui seul; les yeux les plus faibles ont

recours aux lunettes pour le contempler; la nourrice bavarde, en parlant de lui, n'entend plus les cris de son nourrisson; la fille de cuisine, dans ses plus beaux atours, escalade les murs pour le voir. Bancs, échoppes, toits, gouttières, fenêtres, tout est rempli, tout est chargé de spectateurs béants. On voit les grands, les prêtres, les femmes se pousser, se presser dans la foule pour arriver à une place vulgaire. Nos dames délicates courent de tous côtés, exposent la blancheur et les roses de leur teint aux brûlants baisers du riant Phébus. C'est un bruit! un tumulte ! On dirait que le dieu qui le guide s'est transformé en lui pour le rendre un objet rare et merveilleux.

Sicin. Je vous le garantis consul tout d'abord.

Brut.-S'il en est ainsi, nous pourrons bien, durant son consulat, laisser dormir. notre autorité... Il nous faut, à cet égard, gagner l'esprit du peuple; lui persuader qu'il est son ennemi, et que, s'il le peut, au gré de sa malice, il les abaissera au rang des animaux, foulera à ses pieds leurs plus beaux priviléges, étouffera la voix de leurs représentants, les traitera comme des bêtes de somme qu'un maître impérieux destine à porter des fardeaux et à succomber sous les coups.

Sicin. Oui, oui, ces propos répandus avec art, quand il irritera le peuple par son insolence, seront notre brandon pour allumer le chaume dont la flamme subite l'étouffera enfin. La chose est aisée.

Un messager.

-

-Vous êtes tous deux mandés au capitole. On dit que Marcius va être nommé consul...

Sec. Offic. Par ma foi! il y a beaucoup de grands qui ont flatté le peuple sans en être aimés, et beaucoup d'autres que le peuple a aimés sans savoir pourquoi, de manière que, s'il aime sans sujet, il hait aussi sans fondement. Le peu de cas que Coriolan fait de sa haine ou de son amour, manifeste la vraie connaissance qu'il a de la légèreté de ses dispositions, et motive sa franche et noble indifférence... Il a bien mérité de son pays. Il ne s'est point élevé par des degrés faciles, comme ceux qui, humbles et rampants devant la multitude, n'ont eu que leur souplesse pour s'insinuer dans son estime et ses bonnes grâces. Il a tellement planté ses honneurs devant tous les yeux, et ses actions devant tous les cœurs, que si les langues demeuraient silencieuses et ne les avouaient pas, il faudrait taxer le peuple de la plus noire ingratitude. »

Où trouver une peinture plus fidèle de ces démagogues intrigants qui spéculent sur les mots de liberté et d'indépendance, dont ils se constituent les défenseurs exclusifs auprès de la foule crédule, afin d'obtenir des richesses et des honneurs ?

Brutus. — « Qu'il laissait voir d'orgueil sous l'humble habit de candidat! Allons congédier ce peuple inconséquent.

Sicinius. Vous avez donc fait choix de cet homme?

Prem. Cit.-Oui, nous lui avons donné nos voix.

Brut. - Plaise aux dieux qu'il en devienne digne!

Sec. Cit. Je le souhaite, tribun; pour moi, suivant mon pauvre jugement, je pense qu'il s'est moqué de nous en demandant nos voix.

Sec. Cit. Il aurait dû au moins nous montrer les marques de son mérite; nous faire voir les blessures qu'il a reçues.

Sicin.-Si vous aviez suivi notre conseil, vous auriez éprouvé ces sentiments secrets; vous auriez obtenu de lui des promesses que vous auriez fait valoir dans l'occasion.

Brut.-Puisqu'il s'est moqué de vous, même en vous suppliant, ne voyez-vous pas bien qu'une fois le pouvoir remis en ses mains, il s'en servira pour vous écraser?

Sicin.-Si vous avez toujours fait des choix honorables, pourquoi donnez-vous aujourd'hui des suffrages si recherchés de tous à un homme orgueilleux qui vous méprisait même en les sollicitant?

Prem. Cit.-Oh! il n'est pas confirmé, et nous pouvons encore le refuser.

Brut.-Ne perdez point de temps, allez dire à vos amis que le consul auquel ils ont donné leur voix va tout mettre en usage contre leur liberté, et qu'il les traitera comme ces chiens que l'on a élevés pour aboyer, et que l'on bat pour avoir aboyé.

Rejetez toute la faute sur nous, sur vos tribuns. Vous le pouvez; dites que nos conseils ont forcé votre choix.

Sicin.-Dites que vous l'avez nommé plutôt d'après nos ordres que d'après vos propres désirs. Rejetez tout sur nous. Brut. Ne nous épargnez pas; dites que, revenant mille fois à la charge, nous vous avons parlé de sa valeur, des services qu'ils a rendus à son pays, de ses exploits nombreux, de sa haute naissance, de l'illustre maison des Marcius, d'où descendait Ancus, petit-fils de Numa, et qui régna après Hostilius, de ses au

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