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l'être; j'ai senti le besoin d'épargner les réflexions dans un ouvrage où elles sont déjà prodiguées.

Le traducteur a presque tout dit sur Juvénal : il me restait à parler du traducteur lui-même. Une notice sur sa vie et ses ouvrages présente, avec les détails déjà recueillis par les biographes, un rapide examen de ses productions littéraires. Au jugement qu'il porte de Juvénal, j'oppose l'opinion plus sévère de La Harpe: on prononcera entre l'interprète et le critique.

J'ai fait de nouveaux changemens à la traduction, toujours dans le double but de la conformer au sens du texte et de donner au style une plus grande précision. Je ne cacherai pas que ce système de corrections partielles a trouvé des censeurs : j'ai entendu regretter qu'en associant un style tout moderne au langage d'un autre siècle, on détruisît l'unité et la couleur originale de la diction. Une version ancienne, mais faite par un homme de talent, a, dit-on, dans l'ensemble de ses qualités et de ses défauts, un caractère individuel, qu'il ne convient pas d'effacer il faut la respecter, au moins comme un monument. Ceci est-il vrai des bonnes traductions du dernier siècle? je ne le pense pas. Qu'on ne corrige point Amyot traduisant Plutarque dans un langage dont la naïveté piquante est, par une heureuse rencontre, la juste expression de l'esprit du modèle, je le

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conçois. A peine serait-il sage d'essayer, après Amyot, une traduction nouvelle du même auteur: mais il y rait certainement peu de goût à retoucher celle qu'il nous a laissée; il a dans sa bonhomie surannée une grâce particulière, que le plus léger changement de diction pourrait détruire. Il en est autrement des traductions du dix-huitième siècle, et même du siècle précédent, depuis le temps où la langue française reçut du génie de Pascal le caractère qu'elle n'a plus perdu depuis. Ce ne sont point des monumens de l'époque littéraire qui les a vues naître elles rappelleraient plutôt, par leur style, l'époque où notre langue, méconnaissant sa nature et ses ressources, affectait la marche solennelle des langues anciennes. De Sacy, Lagrange, Dusaulx, et la plupart des traducteurs estimés du dernier siècle, semblent appartenir à l'école des d'Ablancourt et des Vaugelas : c'est le même système de diction périodique, la même attention à grouper les phrases incidentes autour des phrases principales, et à lier les idées par les mots. D'ailleurs, quand elles offriraient l'exacte empreinte de leur temps, la littérature contemporaine n'est-elle pas représentée avec plus de fidélité et de magnificence par les illustres prosateurs, qui honorèrent à cette époque les lettres françaises? Faut-il craindre, en touchant à Lagrange et à Dusaulx, qu'il ne reste plus que Montesquieu et

Rousseau, que Buffon et Voltaire, pour immortaliser la langue du dix-huitième siècle?

Quant au mélange des styles, le scrupule n'est pas plus fondé. Le langage n'a pas sensiblement changé depuis cent ans. Les défauts des traducteurs ne tiennent en rien à la manière d'écrire usitée de leur temps; ce sont les torts particuliers de leur génie. Ce qui est bon dans leurs ouvrages est bon, selon notre règle actuelle de jugement où ils nous paraissent faibles et languissans, ils étaient faibles et languissans aux yeux de leur contemporains. Ainsi, en effaçant ces taches dans leurs écrits, bien loin d'y introduire la bigarrure de locutions mal assorties, on y rétablit l'harmonie du ton et l'égalité du style.

Au reste, nous devons le dire relativement à Juvénal, s'il y a quelque avantage à ce qu'une traduction soit tout entière de la même main, c'est lorsqu'on peut se flatter de reproduire, avec les pensées, la verve originale de l'écrivain: or, parlons sincèrement, cette prétention serait elle raisonnable dans la traduction d'un poète latin en prose française? Pour copier un poète sans désavantage, il faudrait avant tout employer la poésie; et on éprouverait encore qu'il est des beautés que l'art le plus ingénieux ne saurait transporter d'une langue dans une autre. Ce que l'on peut essayer en prose, c'est de faire comprendre l'idée de l'auteur étranger, de

l'offrir à l'intelligence du lecteur, clair, facile, dégagée des obscurités de la diction poétique. Quand vous parviendriez même à donner du mouvement aux détails, la vie manquerait toujours à l'ensemble. L'exactitude du sens et l'élégante correction de la phrase, voilà où peut atteindre une traduction en prose; et ceci n'est pas indispensablement l'ouvrage d'une seule main disons même qu'une seule main ne suffirait pas. Il faut le secours des années pour éclaircir le texte d'un poète : les travaux des commentateurs révèlent chaque jour des fautes échappées à la sagacité des premiers interprètes : chaque jour aussi, pour rendre un vers énergique ou gracieux, l'imagination peut fournir un tour plus précis ou une expression plus riante. Tant qu'il ne s'agira pas de la reproduction vivante d'un modèle, les soins unis de plusieurs hommes seront plus heureux que l'effort d'un seul.

En justifiant ce mode de corrections successives, je ne prétends point me donner le droit d'en abuser dans la collection que je publie : il est très-peu d'anciennes traductions qui méritent d'être retouchées; la plupart n'offriraient aucune garantie par le nom des auteurs, en même temps qu'elles ne m'épargneraient aucune peine par le mérite du travail.

Le texte de cette nouvelle édition de Juvénal a été revu avec l'attention la plus scrupuleuse. J'ai adopté

pour base l'édition de Ruperti, publiée à Leipsick, en 1819. J'y ai fait plusieurs changemens d'après d'autres textes estimés, et spécialement d'après l'excellente édition critique, publiée à Paris en 1810, par M. Achaintre. Je me plais à déclarer que ce dernier ouvrage m'a été d'un grand secours, et par les notes explicatives qu'il renferme, et par l'extrait des principales leçons des manuscrits, et par les commentaires des deux Valois et de l'ancien scoliaste, dont j'ai profité plus d'une fois. J'ai fait en sorte que la correction typographique ne laissât rien à désirer, particulièrement dans le texte de Juvénal : c'est un genre de mérite dont on devient chaque jour plus curieux, et je ne négligerai aucun moyen de l'assurer à toutes les éditions dont le soin m'est commis.

Parmi les versions françaises de Juvénal, on n'a distingué, avec celle de Dusaulx, que la traduction en vers, par L.-V. Raoul, dont la première édition parut à Meaux en 1811, celle de M. le baron Méchin, également en vers français, donnée à Paris en 1817, et celle de M. B*** (Baillot), en prose, qui a paru il y a deux ans. Cette dernière m'a été utile: que les traducteurs futurs de Juvénal en puissent dire autant de celle que je publie aujourd'hui, c'est le terme de mon ambition et de mes

vœux.

JULES PIERROT.

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