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Son plus grand défaut, après l'obscurité, c'est de se donner à chaque instant la torture pour être facétieux en dépit de son humeur. Après avoir parodié le mot du Barbier de Midas, en disant: Qui n'a pas des oreilles d'âne1? Il s'arrête, pour se féliciter de cette bonne fortune; puis il ajoute : ce mot qui n'est rien, presque rien, ce petit mot enjoué, je ne le donnerois pas pour une Iliade 2. Quand on est naturellement sérieux & préoccupé d'idées philosophiques, pourquoi ne pas leur donner la teinte qui convient? Pourquoi recourir, comme il le fait si souvent, à des ironies triviales & plus injurieuses que plaisantes (o).

Avec beaucoup d'esprit & d'érudition; Perse ne se doutoit pas de ce qui constitue la bonne plaisanterie : il ressembloit à ceux qui

I Auriculas asini quis non habet?

Pers. Sat. 1, v. 121,

On dit que Perse avoit d'abord écrit:

Auriculas asini Mida rex habet.

mais que Cornutus lui fit changer ce vers, de crainte que Néron ne s'y reconnût. Voici comment Boileau, toujours clair & ingénieux, a imité ce trait :

S'il ne m'est pas permis de le dire au papier,
J'irai creuser la terre, &, comme ce Barbier,
Faire dire aux roseaux, par un nouvel organe,
Midas, le Roi Midas a des oreilles d'âne.

Hoc ego opertum
Hoc ridere meum tam nil, nullâ tibi vendo
Iliade

Pers, Sat. 1, 1235

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n'ayant aucun usage du monde, & voulant y jouer un rôle, disent tout, font tout à contresens, & prennent les contorsions pour de belles manières. Un de ses moyens les plus familiers, étoit de railler dans les autres ce qu'on avoit coutume de reprocher à ses pareils (p) mais toutes ces petites ruses d'un Bel-Esprit novice, répugnent au ton de l'antique urbanité; à celui que Plotius, Varius & Virgile, faisoient régner dans leurs écrits, ainsi que dans les palais d'Auguste & de Mécène, plus propres à former des Poëtes souples & déliés, que la maison d'un Stoïcien.

Il paroît, néanmoins, avoir été fort content de l'espèce d'urbanité dont le félicitoit Cornutus. Sur la parole de ce Maître sévère, il se croyoit gai, vif & plaisant, du moins il le dit sans détour: Casaubon, son plus sincère admirateur, lui demande pardon de n'en rien croire, & lui sait bon gré de n'avoir pas réussi 3.

I

Sum petulanti splene cachinno.

Pers. Sat. I, v. 12.

2 Persi nobis ignosce, qui hoc tibi non credimus. Casaub. Proleg. in Pers.

3. Casaubon cherchoit, principalement, à faire valoir cet Auteur par des côtés purement philosophiques: supprimez, dit-il, la mesure des vers de la seconde Satire, & vous aurez un Traité à la manière de Platon ou de Plutarque. Le même Critique préfère la cinquième Satire à toutes les autres, & cela, parce qu'elle n'est pas satirique ; c'en assez pour faire sentir l'esprit qui l'animoit. Casaub. Comment. p. 169.

Il se crut Poëte satirique, parce qu'il savoit très-bien tourner un vers, parce qu'il avoit aimé de bonne heure les Satires de Lucilius, & qu'il croyoit imiter celles d'Horace en les travestissant'; mais on ne retrou ve dans cette imitation fausse & méchanique, que des mots déguisés, que des tournures altérées, & l'esprit du modèle absolument dénaturé. Le sentiment des beautés répandues dans les Ouvrages, ne prouve pas toujours que l'on soit en état de les reproduire. Quelque modèle que l'on se propose, on n'écrit jamais d'une manière piquante & originale, qu'avec son propre caractère; &, pour faire des impressions durables, il faut en avoir un conforme au genre que l'on a choisi. On s'apperçoit bientôt si l'Auteur tra vaille de son propre fonds, ou s'il n'opère que par réminiscence.

Il se crut Philosophe, parce qu'on lui avoit appris que toutes les fautes sont égales ;

1 Casaubon a prouvé que Perse, qui n'a guère laissé que sept cens vers, en a imité plus de deux cens d'Horace. Voyez Imitat. Pers.

2 « Ceux qui prétendent que toutes les fautes sont égales, ne savent plus où ils en sont quand on les ramène à des principes incontestables; tout répugne à cette opinion, → le sentiment, les mœurs & l'utilité, qui est, en quelque sorte, la mère de la Justice,: »

Queis paria esse ferè placuit peccata laborant

Quum ventum ad verum est: sensus moresque repugnant
Atque utilitas, justi propè mater & æqui.

Horat. Lib. I, Sat, 111, v. 96.

2

principe faux & démenti par l'évidence. Il se crut Philosophe, parce qu'il s'étoit rempli la tête de maximes outrées 1, & qu'il ne cessoit de soupirer après le souverain bien qui étoit alors, en morale, ce que le grand œuvre est maintenant en Chimic. Mais où avoit-il appris à démêler les intrigues humaines? Mais la vie moyenne, celle qui consiste dans l'action, quelle expérience en avoit-il? quel usage en a-t-il fait ? & de quel droit demande-t-il à un jeune présompteux si la sagesse lui est venue avant la barbe 3?. Où est son indignation contre les monstrucux attentats dont il fut le témoin? où sont ses regrets sur le sort de l'Italie, récemment courbée sous les fers de l'esclavage le plus honteux? Ne cherchez rien de tel dans l'ouvrage de celui qui ne visoit qu'à se rendre impassible, qu'à se soumettre aveuglément. à la nécessité; de celui qui vouloit pour

1 Perse dit que ceux qui manquent de raison, ne saugoient remuer le doigt sans se rendre coupables :

Nil tibi concessit ratio, digitum exere peccas.
Sat. V, v. 119.

Il parle souvent du souverain bien, en termes différens

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O curvæ in terras animæ & cœlestium inanes, &c!

Scilicet ingenium & prudentia velox

Ante pilos venit, &c.

Pers. Sat. II, 9. 61.

1

Bers, Sat. IV, v. 4

Lecteurs, non des hommes élevés autour du Capitole, dans le champ de Mars ou dans le Forum, mais des Savans frappés, comme lui, de vapeurs Grecques 1.

Pour achever de dire ce que j'en pense, j'avoue que Perse, quant à la manière, me paroît plus singulier qu'original; quant au style, plus succinct que précis. Il faut distinguer, lorsqu'on écrit, entre ce qui est précis ou succinct : dans le premier cas, on n'a rien d'inutile; dans le second, on n'a pas toujours ce qui est nécessaire: on peut avoir de la précision, & manquer de plusieurs autres qualités non moins essentielles ; mais on ne sauroit être succinct, sans risquer d'être obscur & de le devenir de plus en plus.

Outre que son style est sec & affamé 2, ses figures ne sont pas toujours bien soutenues:

I « O vous qui avez respiré le souffle audacieux de Cra»tinus! qui avez pâli sur le véhément Eupolis & le sublime » vieillard Aristophane; lisez ces vers, si vous y trouvez → par hafard quelque chose de bien : je veux un Lecteur qui » ait l'oreille échauffée de la vapeur des Grecs: »

20

Audaci quicumque afflate Cratino,

Iratum Eupolidem prægrandi cum sene palles,
Adspice & hæc, si fortè aliquid decoctius audis.
Inde vaporatâ lector mihi ferveat aure.

Pers. Sat. I, v. 123.

On voit par ces vers que Perse croyoit imiter, comme Horace, les Poëtes de la vieille Comédie.

2 Aridus atque jejunus. Quinct. Lib. II, Cap. VIII.

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