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toujours dans la même situation, dans le même état '.

L'aisance & la gaieté de ce Poète ingénicux, son savant désordre, la familiarité de son style, & les négligences volontaires que l'on remarque dans ses vers, dans ses vers, n'ont pas manqué de Censeurs (f): mais tout atteste que son projet fut de se conformer aux sujets qu'il avoit à traiter; & que ce qui paroît aujourd'hui dénué de goût à quelques-uns, ne l'étoit pas pour ses contemporains. On ne sauroit juger les Anciens avec trop de circonspection, quand les beautés répandues dans leurs ouvrages l'emportent sur les choses douteuses, & dont nous ne sommes pas Juges compétens. Les meilleurs Ecrivains se permettent des agrémens de convention, qui s'affoiblissent à la longue, & disparoissent au point que l'on n'en peut plus retrouver la trace: tantôt c'est une manière de parler proverbiale, & tantôt l'imitation d'un langage rustique; ou bien, ce sont des licences que l'on ne passe qu'aux grands maîtres.

La fonction de Satirique, après Horace qui avoit épuisé tout ce qui pouvoit conve nir à ses Contemporains, n'auroit été de long-tems exercée, si de nouvelles circonstances n'avoient pas amené de nouveaux

1 Témoins le Damasippe & le Catius d'Horace, Lib. 11, Sat. 111 & IV.

ridicules, ou plutôt de nouvelles façons de s'avilir.

Les successeurs d'Auguste ne tardèrent point à changer la scène, & à justifier les partisans de la liberté, qui, durant le calme du déspotisme naissant, avoient présagé les tempêtes prochaines. La politique de Tibère ne ressembloit pas à celle de son prédécesseur : elle avoit d'autres ressources pour aller à ses fins, que des vers, des jeux & des spectacles. Ce sombre & farouche Empereur, qui se faisoit violence au point de tolérer quelquefois les amusemens publics, témoignoit assez, par sa conduite artificieuse, qu'il n'avoit d'autre besoin d'autre ambition, que de consommer la servitude du peuple Romain 2. Il disoit, néanmoins, que dans une ville libre on devoit penser & parler librement. Loin de se fier à ces belles paroles, chacun convenoit intérieurement avec le Rhéteur Théodore, que ce monstre n'étoit en effet qu'une masse de boue pétrie avec du sang '.

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Ce qu'il y cut de plus fatal, c'est que progrès de toutes les sortes de corruptions

1 Alia morum via. Tacit. Ann. Lib. 1, §. 54.

2 Le coup d'autorité le plus décisif qu'ait frappé Tibère, fut de transporter les Comices du Champ de Mars au Sénat. Tacit. Ann. Lib. 1, §. 15.

3 Suet. Tib. §. $7.

furent encore plus rapides que ceux de la tyrannie; & que celle-ci fit, à plusieurs égards, de vains cfforts pour s'y opposer. Ce fut alors qu'à la honte des Dames Romaines, si long-tems réverées, l'on vit des femmes d'un rang illustre se faire inscrire sur le registre des Courtisannes, afin de pouvoir se livrer impunément à la débauche 1.

Tout, jusqu'au vice, fut contraint de se dénaturer; & la louange même devint une arme offensive 2. Des Sénateurs furent assez lâches pour épier les passions secrettes du Tyran, & pour les satisfaire en paroissant les contredire; c'est pour cela que les flatteurs les plus abjects affectèrent de la rudesse & de l'inflexibilité. Cependant, on alloit solennellement au Capitole, pour implorer les

1 Femina famosa, ut ad evitandas legum pœnas jure ac dignitate Matronali exsolverentur, lenocinium profiteri cœperant. Suet. Vita Tib.

2 Pessimum inimicorum genus, laudantes. Tacit. Agricol.

S. XLI.

3 On délibéroit, dans le Sénat, sur les honneurs qu'il s'agis soit de rendre à la mémoire d'Auguste. Valerius Messala proposoit d'ajouter, à ce que l'on avoit déjà résolu, la formule du serment que l'on prêteroit chaque année à Tibère. Sur quoi ce Prince lui demanda s'il avoit ouvert cet avis par son ordre: « Non, répondit-il; & dans tout ce qui

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regardera la République, je n'aurai jamais, au risque » de déplaire, d'autre avis que le mien: » Neque in iis que ad Rempublicam pertinerent, consilio, nisi suo, usurum, vel cum periculo offensionis. C'étoit-là le dernier terme de la flatterie: Ea sola species adulandi supererat. Annal.

Lib. 1, §. 8.

Dieux en faveur de Tibère: on immoloit des victimes, on faisoit fumer l'encens sur les autels, & onze villes d'Asie se disputoient l'honneur de lui bâtir un Temple.

La fin de ce long règne livra, pour quelques années, Rome, sans défense, à un furieux, dont le Tribun Chérca ne l'affranchit que pour lui donner un imbécille non moins redoutable; car la destruction d'un Tyran n'est presque jamais celle de la tyrannie. Ce n'est pas qu'après le meurtre de Caligula il n'eût été question, dans le Sénat, de rétablir la République ; mais les vices des Empereurs étoient utiles à trop de monde.

Les treize années de ce Claude, qui fut gouverné par une intrigante & par des affranchis, après l'avoir été par une prostituée, & sur-tout Néron adopté au préjudice de Britannicus, achevèrent de dégrader le caractère Romain. L'esprit public perdit enfin tout son ressort; excepté les mercenaires, & quelques esclaves ambitieux qui cherchoient à parvenir dans les armées, presque tout le reste voyoit la patrie du même œil que ce Chevalier Romain, qui, dès le tems d'Auguste, avoit fait couper les pouces à deux de ses enfans, pour les exempter du service militaire 1.

1 Equitem Romanum quòd duobus filiis adolescentibus, caussa detrectandi sacramenti pollices amputasset, ipsum bonaque subjecit hasta, &c. August. Suet. §. XXXI.

Dans ces conjonctures, où chacun craignoit autant de voir le Tyran que d'en être vu, on passoit subitement de la crainte à la terreur & aux plus viles superstitions', lorsqu'après avoir entendu promulguer des lois funestes, on voyoit tout-à-coup tomber les premières têtes de l'État; lorsqu'on apprenoit que des Poètes, des Orateurs & des Historiens en étoient aussi les victimes.

De grands hommes, à l'exemple de Labéon qui n'avoit pas voulu survivre à la liberté de son pays, se donnèrent volontairement la mort: mais il n'en résulta que la terrible & stérile leçon, de se disposer à sortir de bonne heure & sans murmurer de la vie, quand une fois ce qu'on appeloit le destin, & qui n'étoit rien autre chose que le caprice d'un homme, l'avoit ordonné.

Découragés, consternés ou intimidés, la plupart des personnages les plus illustres, & de ceux qui s'étoient distingués par leur caractère ou par leurs talens, se réfugièrent dans l'école des Sectateurs de Zénon (g), moins pour y apprendre à vivre qu'à mourir: science la plus nécessaire de toutes, dans

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1 Tacite remarque que la crainte perpétue les anciennes erreurs, en produit de nouvelles, & ramène les hommes à la pusillanimité des siècles d'ignorance & de barbarie: après avoir fait l'énumération d'une foule de prodiges, il ajoute : Et plura alia, rudibus seculis etiam in pace observata, que nunc tantùm in metu audiuntur. Tacit. Hist. Lib. 1, §. 86.

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