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de son ressort, il faudroit être plus savant qu'il ne l'étoit; ce qui n'arrivera de long-tems, si le besoin de produire avant d'avoir acquis les alimens de la pensée, continue à dénaturer notre Littérature.

Veut-on savoir comment il s'y prend, lorsqu'il s'agit de prouver que certains traits équivoques, sont secré tement dirigés contre Néron? Afin de procéder avec conséquence, il établit, d'abord, que le Poëte s'est prudemment abstenu de tout ce qui auroit pu désigner cet Empereur. Cela posé, rien ne l'arrête : si Perse ne relève que des foiblesses, c'est que le Prince n'avoit pas encore de grands vices; s'il lui fait des reproches plus sérieux, c'est qu'il étoit instruit du progrès de ses débauches secrètes, &c.

A force de suppositions, Casaubon voit tout ce qu'il veut dans cet Auteur; ou plutôt, chaque vers lui rappelle tout ce qu'il sait.

(2).

Perse n'en parut que plus imposant à ceux qui l'entens doient le moins ; à ceux qui étoient plus jaloux des moindres Manuscrits, pourvu qu'ils eussent la sanction des siècles, que les Nobles ne le sont de leurs titres. p. xlj.

Ceux-là lui passoient sa monotonie, & lui savoient gré de tout ce qu'il n'a point exprimé; tandis que ce qu'il sous-entend est ordinairement assez commun. Ils ne sentoient pas que la monotonie est insupportable, parce que l'esprit aime la variété, & qu'il en a autant de besoin que le corps de changer d'attitude. Ils ne voyoient pas que les Ouvrages d'agrément qui demandent trop d'efforts pour être entendus, supposent que ceux qui les ont composés n'avoient pas l'esprit fort lumineux (1).

(1) Otiosum sermonem dixerim, quem auditor suo inge pio non intelligit. Quint. Lib, VIII, Cap. II.

Tantôt ils prétendoient que Perse a de la gaiété, parce qu'il insinue qu'il n'étoit pas de l'humeur sombre de ces Poëtes tristement absorbés dans leurs méditations, & qui murmurent intérieurement de graves inépties; mais qu'il savoit habilement, avec un langage simple & familier, démasquer l'Hypocrisie; qu'il savoit, en se jouant, percer le Vice des traits de la Satire (1).

Tantôt ils disoient que s'il n'a pas le talent de plaire, il a du moins celui d'enseigner; & c'est à ce titre, qu'ils l'ont regardé comme le Réformateur de la manière d'Horace. Cependant, qu'a t-il enseigné qui ne l'eût pas été plus clairement par toutes sortes d'Écrivains, & d'une façon plus intéressante par les Philosophes? Sénèque, dans tout ce qu'il a de commun avec lui, l'emporte, presque toujours, tant par la noblesse des idées & la beauté des images, que par l'abondance, la clarté, &, surtout, par ses grandes vûes, dont la plupart sont encore plus pratiques que spéculatives.

Les Défenseurs de ce Poëte, non contents de l'admirer comme l'une des plus fortes colonnes du Portique, ont comparé sa Doctrine, tant ils en étoient ravis à celle des Saintes Ecritures & des Pères de l'Église. Cette honorable conformité, en la supposant aussi réelle qu'ils le soutiennent, prouve beaucoup plus en faveur de sa Secte que de son talent: elle ne prouve pas, du moins, qu'il fût doué des qualités qu'on lui conteste.

(1)

Pallentes radere mores

Doctus, & ingenuo culpam defigere ludo.

Pers. Sat. V, V. IS.

J'ai suivi l'explication que M. l'Abbé le Monnier a donnée de ce passage dans sa Traduction de Perse, p. 157.

Quel

Quel est le vrai but de la Satire ? c'est de perfectionner la Société, soit en lui présentant ses ridicules finement rassemblés dans des portraits piquans; soit en lui inspirant des goûts honnêtes, par des maximes conformes à ses vrais intérêts; soit, enfin, en l'excitant par des animadversions plus ou moins vigoureuses, selon que l'exigent les circonstances & la nature des vices: celle qui ne fait rien de tout cela, quelque mérite qu'elle ait d'ailleurs, s'écarte du genre, & c'est improprement qu'on l'appelle Satire.

Il ne suffit donc pas, pour obtenir le nom de Satirique, d'avoir pâli sur les livres dès sa plus tendie jeunesse, ni de s'être fait Stoïcien avant l'adolescence; il ne suffit pas d'avoir à ses ordres tous les adages du Portique: il faut encore avoir étudié le monde, l'avoir vu sous tous les aspe is, afin de représenter les mœurs telles qu'elles sont, & d'en parler comme il convient, car l'esprit rejette les expressions & les couleurs qui leur sont étrangères.

(m)

Perse ne nous entretient que de l'indocilité de la jeunesse, du pédantisme des Instituteurs, de la prétention des Poëtes, & d'opinions Stoïques qui forment son éternel refrein, p. xlv.

Je suis loin de mépriser les bons Auteurs de cette Secte fameuse : s'ils nous menent de tems en tems à la vertu par des routes impraticables, il faut convenir qu'ils nous enseignent souvent le vrai chemin. Quel fruit, au contraire, retirer des maximes confuses d'un jeune Poëte, tour-à-tour morne & fantasque; qui ne fait, pour ainsi dire, que préluder dans le vestibule de la vie, & répéter toujours les mêmes choses? Quel fruit retirer de ses morceaux les plus brillans & les

plus énergiques? car il en a d'admirables. « Souverain » des Dieux, dit-il, pour punir les cruels Tyrans, » veuillez choisir ce genre de supplice: lorsque la » férocité s'allumera dans leur âme, qu'elle y fera fer» menter son venin, qu'ils voyent la vertu & sèchent » de l'avoir abandonnée». Ce qui suit redouble encore de force & de vigueur : « Les gémissemens du taureau » de Phalaris étoient-ils plus lugubres, l'épée attachée » aux lambris dorés & suspendue sur une tête cou» ronnée, étoit-elle plus effrayante que les remords d'un malheureux qui se dit en pâlissant, & si bas » que sa femme couchée près de lui ne peut l'enten»dre, je cours, je cours au précipice?» (Trad. de M. l'Abbé le Monnier).

رو

Magne pater Divûm, savos punire Tyrannos
Haud aliâ ratione velis, cùm dira libido
Moverit ingenium, ferventi tincta veneno:
Virtutem videant, intabescantque reli&tâ.
Anne magis Siculi gemuerunt æra juvenci,
Et magis auratis pendens laquearibus ensis
Purpureas subter cervices terruit, imus,
Imus præcipites, quàm si sibi dicat, & intùs
Palleat infelix, quod proxima nesciar uxor?

Pers. Sat. 111, v. 55.

Voilà de beaux vers, & les plus sublimes, peut-être, qu'il soit possible d'entendre; mais que deviennent le charine & la magnificence de ces vers ? si l'on songe que le Poëte, contre toute vraisemblance, les a mis dans la bouche d'un insipide Pédagogue, qui, s'il avoit été capable de s'exprimer ainsi, n'auroit pas dit à son élève : « Quoi, vous dormez encore? votre tête chancelle, mal affermie sur son pivot; la débauche » d'hier vous fait bailler à vous déboîter la mâchoire »>:

N

Stertis adhuc ? laxumque caput, compage solutâ,

Oscitat hesternum, dissutis undique malis.

Pers, Sat. 111, v. 58.

Il ne lui auroit pas, ensuite, demandé si, au lieu d'avoir un but, il ne s'amusoit point à poursuivre les corbeaux à coups de tessons ou de mottes de terre:

An passim sequeris corvos, testâque, lutóque?

Pers. Sat. 111, v. 61.

De quelque manière que l'on s'y prenne, on ne Gauroit justifier cette bigarrure. Le sublime exclut le trivial: d'ailleurs, les plus belles maximes & les images les plus grandes reçoivent presque tout leur prix de l'enchainement des idées, & de la place qu'elles occupent dans le cours d'un ouvrage.

Si Perse, dans la Satire dont il s'agit, a voulu mettre en évidence la maladresse du Pédagogue, il ne falloit pas lui prêter des vers magnifiques, à moins qu'ils ne fussent parodiés à la manière des anciens Satiriques & d'Horace lui-même : or, ceux que j'ai cités, ne sentent point la parodie. Cette tirade n'est donc que l'un de ces morceaux de pourpre, employés & cousus au hasard :

Purpureus latè qui splendeat unus & alter
Assuitur pannus.

Horat. de Art. Poët, v. 15

(n)

L'Histoire est plus piquante par la simple exposition des faits, que ses Satires (les Satires de Perse) ne le sont par ceux qu'il y seme crûment & sans art, p. xlvj.

Témoin, entr'autres, la singulière & bizarre expédition de Caligula contre les Germains. Ce Prince, dit Suétone, ayant fait ramasser par ses soldats des coquilles sur le bord de la mer, les appela dépouilles de l'Océan : voulant avoir, à son retour, les honneurs du triomphe, il ordonna que l'on en fit les préparatifs aux moindres frais possibles; &, cependant, il avoit

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