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entre leurs mains une conspiration permanente pour la liberté, l'indépendance d'une patrie perdue: ils y retrouvent leurs larmes et leurs pensées d'aujourd'hui. L'obscurité même du texte les protége; car ils cherchent à y épier l'aurore du lendemain; quelquefois, passant comme Dante des tourments de l'enfer aux félicités du ciel, ils voient soudainement l'Italie renaître sous la figure de cette Béatrix radieuse qui cache, disent-ils, dans les plis verts de sa robe, les vertes vallées des Apennins et de la Calabre.

LA PHILOSOPHIE, ITALIENNE. Ozanam, Dante et la Philosophie Catholique au Treizième Siècle, Partie I. Ch. III.

I. Trois choses inséparables, le vrai, le bien et le beau, sollicitent l'âme de l'homme à la fois par le sentiment de leur absence actuelle et par l'espoir d'un rapprochement possible. Le désir du bien fut la première préoccupation des premiers sages, et la philosophie à son origine, ainsi que son nom le témoigne (Þiλooopía), fut l'oeuvre de l'amour. Mais, le bien ne pouvant se faire sans être d'abord perçu comme vrai, la pratique incertaine appela le secours de la spéculation: il fallut étudier les êtres pour déterminer les lois qui les unissent. On ne pouvait approcher du vrai sans être frappé de sa splendeur, qui est le beau: l'harmonie des êtres, se réfléchissant dans les conceptions des savants, devait se reproduire jusque dans leurs discours. La philosophie des premiers temps fut donc morale dans sa direction et poétique dans sa forme.

Telle au sein de l'école pythagoricienne elle apparut pour la première fois en Italie. Alors les villes lui demandèrent des lois, et plus tard les métaphysiciens d'Élée et Empédocle d'Agrigente chantèrent les mystères de la nature dans la langue des dieux.-Puis Rome fut, et, comme son nom l'annonçait (Púpn), Rome fut la force; et cette force, mise en action, devint l'empire du monde. Le peuple romain devait donc être doué surtout de génie de l'action. Cependant le sentiment de l'art ne lui manquait pas non plus: il fallait d'harmonieuses paroles à sa tribune, des chants

à ses triomphes. Lors donc qu'il accueillit la philosophie, c'est qu'elle se présenta sous les auspices de Scipion et d'Ennius, s'engageant ainsi à servir et à plaire; et depuis elle ne cessa pas de se prévaloir du patronage commun des hommes d'Etat et des poëtes. Elle visitait la retraite de Cicéron, accompagnait Sénèque dans l'exil, mourait avec Thraséas, dictait à Tacite, régnait avec MarcAurèle, et s'asseyait dans l'école des jurisconsultes, qui ramenaient toute la science des choses divines et humaines à la détermination du bien et du mal. Elle avait convié à ses leçons Lucrèce, Virgile, Horace, Ovid et Lucain. Les systèmes de Zénon et d'Épicure, prompts à se résoudre en conséquences morales, les traditions de Pythagore empreintes d'une ineffaçable beauté, obtinrent seuls le droit de cité romaine.-Le Christianisme vint féconder de nouveau le sol italien que tant d'illustres enfantements semblaient devoir épuiser. Après Panthénus, l'abeille de Sicile et le premier fondateur de l'école chrétienne d'Alexandrie; après Lactance et saint Ambroise, le génie des anciens Romains revécut au sixième et au septième siècle dans deux de leurs plus nobles descendants, Boëce et saint Grégoire. L'un, martyr du courage civil, sut prêter à la philosophie un langage harmonieux et consolateur; l'autre, infatigable pontife, laissa pour monuments dans l'histoire de l'esprit humain ses livres admirables sur les divines Écritures et le système de chant demeuré sous son nom.-Aux derniers temps, le soleil italien ne cessa pas de luire sur des générations de philosophes, moralistes jurisconsultes, publicistes, et de poëtes qui se firent honneur de philosopher. C'est Marsile Ficin, confondant en son enthousiasme néoplatonique la science, l'art et la vertu; c'est Machiavel, qu'il suffit de non mer; Vico et Gravina, traçant les lois fondamentales de la société, l'un avec d'hiéroplyphiques symboles, l'autre avec la même plume qui écrira plus tard les statuts de l'académie des Arcades; c'est aussi Pétrarque, de. scendant couronné du Capitole pour aller méditer à la clarté de sa lampe solitaire "les remèdes de l'une et de l'autre fortune;" Tasse se reposant des combats de la Jérusalem délivrée dans Vadmir.

ables dialogues; et, s'il est permis de citer des célébrités plus récentes et non moins chères, Manzoni et Pellico.

On peut donc reconnaître parmi les philosophes d'outre-monts un double caractère, antique, permanent et pour ainsi dire national; car la permanence des habitudes, qui fait la personnalité chez les individus, constitue aussi la nationalité parmi les populations. On peut dire qu'il existe une philosophie italienne qui a su maintenir dans leur primitive alliance la direction morale et la forme poétique; soit que sur cette terre bénie du ciel, en présence d'une nature si active, l'homme aussi apporte dans l'action plus de vivacité et plus de bonheur, soit qu'un dessein d'en haut ait ainsi fait l'Italie pour être le siége principal du catholicisme, en qui devaient se rencontrer une philosophie excellemment pratique et poétique, les idées réunies et réalisées du vrai, du bien et du beau.

II. Au moyen âge, la philosophie italienne n'était ni moins florissante ni moins fidèle à son double caractère. A la fin des siècles barbares, le B. Lefranc et saint Anselme, sortis de Pavie et d'Aoste pour aller prendre possession l'un après l'autre du siége primatial de Cantorbéry, inaugurèrent dans l'Europe septentrionale les études régénérées. Le Lombard Pierre fut porté par l'admiration universelle, de sa chaire de professeur, à l'évêché de Paris. Pendant que Jean Italus faisait honorer son nom dans l'école de Constantinople, Gérard de Crémone, fixé à Tolède, interrogeait la science des Arabes, et apprenait aux Espagnols à s'enricher des dépouilles scientifiques de leurs ennemis. Bologne avait été le siége d'un enseignement philosophiques qui ne manqua pas d'éclat, avant de voir commencer ces leçons de jurisprudence qui la rendirent si célèbre. La logique et la physique ne cessèrent point d'y être assidûment professées au treizième siè. cle. Padoue n'avait rien à envier à sa rivale. Milan comptait près de deux cents maîtres de grammaire, de logique, de médecine et de philosophie. Enfin, la renomée des penseurs de la Péninsule était si grande dans toutes les provinces du continent, qu'elle servait à

expliquer l'origine des doctrines nou. vellement apparues, et qu'Arnaud de Villeneuve, par exemple, passait pour l'adepte d'une secte pythagoricienne disséminée dans les principales villes de la Pouille et de la Toscane.-Mais la vigueur exubérante de la philosophie italienne ne manifeste surtout dans la mémorable lutte qui s'engagea, et qui, analogue à celle du sacerdoce et de l'empire, continua pendant plus de deux cents ans entre les systèmes orthodoxes et les systèmes hostiles. Il y aurait peut-être le sujet d'intéressantes recherches à faire dans les doctrines des Fratricelles, de Guillemine de Milan, des Frères Spirituels, où la communauté absolue de corps et de biens, l'émancipation religieuse des femmes, la prédi cation d'un évangile éternel, rappelle raient les tentatives modernes du saintsimonisme. Mais, en se restreignant aux faits purement philosophiques, on en rencontre de plus surprenants encore. Dès l'année 1115, les épicuriens étaient assez nombreux à Florence pour y former une faction redoutée et pour provoquer des querelles sanglantes; plus tard, le matérialisme y apparaissait comme la doctrine publique des Gibelins. Les petits-fils d'Averrhoës furent accueillis à la cour italienne des Hohenstaufen en même temps qu'une colonie sarrasine était fondée à Nocera et faisait trembler Rome. Frédéric II. ralliait autour de lui toutes les opinions perverses, et semblait vouloir constituer une école antagoniste de l'enseignement catholique. Cette école, quelque temps reduite au silence après la chute de la dynastie qui l'avait protégée, reprit des forces lorsqu'un autre empereur, Louis de Bavière, descendit des Alpes pour aller recevoir la couronne des mains d'un antipape. Un peu plus tard Pétrarque, en citant dans ses d's. cours saint Paul et saint Augustin, excitait un sourire dédaigneux sur les lèvres des savants qui l'entouraient, adorateurs d'Aristote et des commentateurs arabes. Ces doctrines irréligieuses étaient pressées de ce réduire en voluptés savantes: elles eurent des poëtes pour les chanter.-La vérité toutefois ne demeura point sans défenseurs, pour elle furent suscités deux hommes que

nous avons déjà rencontrés parmi les
plus grands de leur âge, saint Thomas
d'Aquin et saint Bonaventure, qu'il faut
rappeler ici comme deux gloires ita-
liennes. Moralistes profonds, ils furent
encore poétiquement inspirés, l'un quand
il composa les hymnes, qui devaient un
jour désespérer Santeuil; l'autre, lors-
qu'il écrivit le cantique traduit par
Corneille. Ægidius Colonna combattit
aussi l'averrhoïsme de cette même plume
qui traçait des leçons aux rois. Alber-
tano de Brescia publia trois traités
d'éthique en langue vulgaire.
On en

pourrait citer d'autres encore qui furent
vantés à leur époque, et qui ont éprouvé
ce qu'il y a de trompeur dans les ap-
plaudissements des hommes.

l'empreinte nationale, pourvu avec une égale libéralité des facultés contemplatives et des facultés actives, non moins éminemment doué de l'instinct moral que du sentiment littéraire. Il fallait trouver quelque part une âme en qui ces dispositions réunies par la nature fussent développées encore par les épreuves d'une vie providentiellement prédestinée, et qui, fidèle aux impressions venues du dehors, eût toutefois l'énergie nécessaire pour les rassembler et produire à son tour.

LA DIVINE COMÉDIE. Lamennais, Introduction sur la Vie et les Euvres de Dante.

Mais de toutes les cités assises au pied de l'Apennin, aucune ne put s'en- Quoi qu'il en soit, le poëme entier, orgueillir d'une plus heureuse fécondité sous ses nombreux aspects, politique, que la belle Florence. Déchirée par historique, philosophique, théologique, les guerres intestines, si elle enfantait offre le tableau complet d'une époque, dans la douleur, elle se donnait des des doctrines reçues, de la science vraie enfants immortels. Sans compter Lapo ou erronée, du mouvement de l'esprit, Fiorentino, qui professa la philosophie des passions, des mœurs, de la vie enfin Pà Bologne, et Sandro de Pipozzo, au- dans tous les ordres, et c'est avec raison teur d'un traité d'économie dont le qu'à ce point de vue la Divina Commedia succès fut populaire, elle avait vu naître a été appelée un poëme encyclopédique. Brunetto Latini et Guido Cavalcanti. Rien, chez les anciens comme chez les Brunetto, notaire de la république, modernes, ne saurait y être comparé. avait su, sans faillir à ses patriotiques En quoi rappelle-t-elle l'épopée antique, fonctions, servir utilement la science; il avait traduit en italien la Morale d'Aristote; il rédigea, sous le titre de Trésor, une encyclopédie des connaissances de son temps, et donna dans son Tesoretto l'exemple d'une poésie didactique où ne manquait ni la justesse de la pensée ni la grâce de l'expression. Guido Cavalcanti fut salué le prince de la Lyre: un chant qu'il composa sur l'amour obtint les honneurs de plusieurs commentaires auxquels les théologiens les plus vénérés ne dédaignèrent pas de mettre la main. Il aurait été admiré comme philosophe si son orthodoxie fût demeurée irréprochable. C'était assez de deux citoyens de ce mérite pour honorer une ville déjà fameuse : un troisième pourtant était proche, qui les allait faire oublier.

III. La philosophie du reizième siècle devait donc demander à l'Italie le poëte dont elle avait besoin; mais l'Italie devait le donner marqué de

qui, dans un sujet purement national, n'est que la poésie de l'histoire, soit qu'elle raconte avec Homère les légendes héroïques de la Grèce, soit qu'avec Virgile elle célèbre les lointaines origines de Rome liées aux destins d'Enée? D'une ordre différent et plus général, le Paradis perdu n'offre lui-même que le développement d'un fait, pour ainsi parler, dog, matique : la création de l'homme, poussé à sa perte par l'envie de Satan, sa désobéissance, la punition qui la suit de près, l'exil de l'Eden, les maux qui, sur une terre maudite, seront désormais son par. tage et celui de ses descendants, et, pour consoler tant de misère, la promesse d'une rédemption future. Qu'ont de commun ces poëmes, circonscrits en un sujet spécial, avec le poëme immense qui embrasse non-seulement les divers états de l'homme avant et après la chute, mais encore, par l'influx divin qui de cieux en cieux descend jusqu'à lui, l'évolution de ses facultés, de ses énergies de tous

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genres, ses lois individuelles et ses lois sociales, ses passions variées, ses vertus, ses vices, ses joies, ses douleurs; et nonseulement l'homme dans la plénitude de sa propre nature, mais l'univers, mais la création et spirituelle et matérielle, mais l'œuvre entière de la Toute-Puissance, de la Sagesse suprême et de l'Éternel Amour?

Dans cette vaste conception, Dante toutefois ne pouvait dépasser les limites où son siècle était enfermé. Son épopée est tout un monde, mais un monde correspondant au développement de la pensée et de la société en un point du temps et sur un point de la terre, le monde du Moyen âge. Si le sujet est universel, l'imperfection de la connaissance le ramène en une sphère aussi bornée que l'était, comparée à la science postérieure, celle qu'enveloppaient dans son étroit berceau les langues de l'École. En religion, en philosophie, l'autorité traçait autour de l'esprit un cercle infranchissable. Des origines du genre humain, de son état primordial, des premières idées qu'il se fit des choses, des premiers sentiments qu'elles éveillèrent en lui, des antiques civilisations, des religions primitives, que savait-on ? Rien. L'Asie presque entière, ses doctrines, ses arts, ses langues, ses monuments, n'étaient pas moins ignorés que la vieille Égypte, que les peuples du nord et de l'est de l'Europe, leurs idiomes, leurs mœurs, leurs croyances, leurs lois. On ne soupçonnait même pas l'existence de la moitié du globe habité. Le cercle embrassé par la vue déterminait l'étendue des cieux. La véritable astronomie, la physique, la chimie, l'anatomie, l'organogénie étaient à naître il faut donc se reporter à l'époque de Dante pour comprendre la grandeur et la magnificence de son

œuvre.

Nous avons expliqué les causes des obscurités qui s'y rencontrent, causes diverses auxquelles on pourrait ajouter encore les subtilités d'une métaphysique avec laquelle très-peu de lecteurs sont aujourd'hui familiarisés, et dont la langue même, pour être entendue, exige une étude spéciale et aride. Mais, en laissant à part le côté obscur, il reste ce qui appartient à la nature humaine dans tous les temps et dans tous les lieux, l'éternel

domaine du poëte, et c'est là qu'on retrouve Dante tout entier, là qu'il prend sa place parmi ces hauts génies dont la gloire est celle de l'humanité même. Aucun n'est plus soi, aucun n'est doué d'une originalité plus puissante, aucun ne posséda jamais plus de force et de variété d'invention, aucun ne pénétra plus avant dans les secrets replis de l'âme et dans les abîmes du cœur, n'observa mieux et ne peignit avec plus de vérité la nature, ne fut à la fois plus riche et plus concis. Si l'on peut lui reprocher des métaphores moins hardies qu'étranges, des bizarreries que réprouve le goût, presque toujours, comme l'avons dit, elles proviennent des efforts qu'il fait pour cacher un sens sous un autre sens, pour éveiller par un seul mot des idées différentes et parfois disparates. Ces fautes contre le goût, qui ne se forme qu'après une longue culture chez les peuples dont la langue est fixée, sont d'ailleurs communes à tous les poëtes par qui commence une ère nouvelle. Ce sont, dans les œuvres de génie, les taches dont parle Horace,

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nous

Ubi plura nitent in carmine, non ego paucis Offendar maculis."

Elles ressemblent à l'ombre de ces nuages légers qui passent sur des campagnes splendides.

Lorsque après l'hiver de la barbarie le printemps renaît, qu'aux rayons du soleil interne qui éclaire et réchauffe, et ranime les âmes engourdies dans de froides ombres, la poésie refleurit, ses premières fleurs ont un éclat et un parfum qu'on ne retrouve plus en celles qui s'épanouissent ensuite. Les productions de l'art, moins dépendantes de l'imitation et des règles convenues, offrent quelque chose de plus personnel, une originalité plus marquée, plus puissante. Dante en est un exemple frap. pant. Doublement créateur, il crée tout à la fois un poëme sans modèle et une langue magnifique dont il a gardé le secret; car, quelle qu'en ait été l'influence sur le développement de la langue littéraire de l'Italie, elle a néanmoins conservé un caractère à part, qui la lui rend exclusivement propre. La netteté et la précision, je ne sais quoi de bref et de pittoresque, la dis

tinguent particulièrement. Elle reflète, L'enthousiasme pour Dante s'est reen quelque façon, le génie de Dante, nouvelé depuis, et comme un excès ennerveux, concis, ennemi de la phrase, gendre un autre excès, on a voulu tout abrégeant tout, faisant passer de son justifier, tout admirer dans son œuvre, esprit dáns les autres esprits, de son faire de lui, non-seulement un des plus âme dans les autres âmes, idées, senti-grands génies qui aient honoré l'humaments, images, par une sorte de directe nité, mais encore un poëte sans défauts, communication presque indépendante infaillible, inspiré, un prophète. des paroles. n'est pas là servir sa gloire, c'est fournir des armes à ceux qui seraient tentés de la rabaisser.

Né dans une société toute formée, et artificiellement formée, il n'a ni le genre de simplicité, ni la naïveté des poëtes des premiers âges, mais, au contraire, quelque chose de combiné, de travaillé, et cependant, sous ce travail, un fond de naturel qui brille à travers ses singularités même. C'est qu'il ne cherche point l'effet, lequel naît de soimême par l'expression vraie de ce que le Poëte a pensé, senti. Jamais rien de vague: ce qu'il peint, il le voit, et son style plein de relief est moins encore de la peinture que de la plastique.

Lorsque parut son œuvre, ce fut parmi ses contemporains un cri unanime d'étonnement et d'admiration. Puis des siècles se passent, durant lesquels peu à peu s'obscurcit cette grande renommée. Le sens du poëme était perdu, le goût rétréci et dépravé par l'influence d'une littérature non moins vide que factice. Au milieu du dixhuitième siècle, Voltaire écrivait à Bettinelli: "Je fais grand cas du courage avec lequel vous avez osé dire que le Dante était un fou, et son ouvrage un monstre. J'aime encore mieux pourant, dans ce monstre, une cinquantaine te vers supérieurs à son siècle, que tout les vermisseaux appelés sonetti, qui naissent et qui meurent à milliers aujourd'hui dans l'Italie, de Milan jusqu'à Otrante."

Ce

an

Un' des reproches qu'on a faits à son poëme est l'ennui, dit-on, qu'on éprouve à le lire. Ce reproche, qu'au reste on adresse également aux ciens, n'est pas de tout point injuste. Mais, pour en apprécier la valeur véritable, il faut distinguer les époques. Ce qui ennuie aujourd'hui, les détails d'une science fausse, les subtiles argu. mentations sur les doctrines théolo giques et philosophiques de l'École, rendent, sans aucun doute, cette partie du poëme fatigante et fastidieuse même. Mais elle était loin de produire le même effet au quatorzième siècle. Cette science était la science du temps, ces doctrines, fortement empreintes dans les esprits et dans la conscience, formaient l'élément principal de la vie de la société, et gouvernaient le monde. Voilà ce qu'il faudrait ne point oublier. Lucrèce en est-il moins un grand poëte, parce qu'il a rempli son poëme des ari. des doctrines d'une philosophie maintenant_morte? Et cette philosophie, dans Lucrèce, c'est tout le poëme ; tandis que celle de Dante et sa théologie, n'occupent, dans le sien, qu'une place incomparablement plus restreinte. Qui ne sait pas se transporter dans des sphères d'idées, de croyances, de mœurs, différentes de celles où le hasard l'a fait naître, ne vit que d'une vie imparfaite, perdue dans l'océan de la vie progressive, multiple, immense, de l'humanité.

Voltaire, qui ne savait guère mieux l'italien que le grec, a jugé Dante comme il a juge Homère, sans les entendre et sans les connaître. Il n'eut, Dante, au reste, a conçu son poëme d'ailleurs, jamais le sentiment ni de la comme ont été conçues toutes les épohaute antiquité, ni de tout ce qui sor-pées, et spécialement les plus anciennes. tait du cercle dans lequel les modernes Celle de l'Inde, si riches en beautés avaient renfermé l'art. Avec un goût de tout genre, ne sont-elles pas, au délicat et sûr, il discernait certaines fond, des poemes théologiques? Que beautés. D'autres lui échappaient. La serait l'Iliade, si l'on en retranchait les nature l'avait doué d'une vue nette, mais dieux partout mêlés à la contexture cette vue n'embrassait qu'un horizon de la fable? Seulement la Grèce, au borne, temps d'Homère, avait déjà rompu les

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