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DANTE, IMITATEUR ET CRÉATEUR

Labitte, La Divine Comédie avant Dante.

On ne dispute plus à Dante le rôle inattendu de conquérant intellectuel que son génie a su se créer tout à coup au milieu de la barbarie des temps. L'auteur de la Divine Comédie n'est pas pour rien le représentant poétique du moyen âge. Placé comme au carrefour de cette ère étrange, toutes les routes mènent à lui, et sans cesse on le retrouve à l'horizon. Société, intelligence, religion, tout se reflète en lui. En philosophie, il complète saint Thomas; en histoire, il est le commentaire vivant de Villani: le secret des sentiments et des tristesses d'alors se lit dans son poème. C'est un homme complet, à la manière des écrivains de l'antiquité: il tient l'épée d'une main, la plume de l'autre; il est savant, il est diplomate, il est grand poète. Son œuvre est un des plus vastes monuments de l'esprit humain; sa vie est un combat: rien n'y manque, les larmes, la faim, l'exil, l'amour, les gloires, les faiblesses. Et remarquez que les intervalles de son inspiration, que la sauvage dureté de son caractère, que l'aristocratie hautaine de son génie, sont des traits de plus qui le rattachent à son époque, et qui en même temps l'en séparent et l'isolent. Où que vous portiez vos pas dans les landes ingrates du moyen âge, cette figure, à la fois sombre et lumineuse, apparaît à vos côtés comme un guide inévitable.

On est donc amené naturellement à se demander ce qu'est Dante, ce qu'est cette intelligence égarée et solitaire, sans lien presque, sans cohésion avec l'art grossier de son âge? d'où vient cette intervention subite du génie, cette dictature inattendue? Comment l'œuvre d'Alighieri surgit-elle tout à coup dans les ténèbres de l'histoire, prolem sine matre creatam? Estce une exception unique à travers les siècles ? C'est mieux que cela, c'est l'alliance puissante de l'esprit créateur et de l'esprit traditionnel; c'est la rencontre féconde de la poésie des temps accomplis et de la poésie des âges nouveaux. Ayant devant les yeux les idoles du paganisme et les chastes statues des saints, l'image de l'ascétisme et de la volupté, Dante garda le senti

ment de l'antiquité sans perdre le sentiment chrétien; il resta fidèle au passé, il comprit le présent, il demanda aux plus terribles dogmes de la religion le secret de l'avenir. Jamais le mot d'Aristote: "la poésie est plus vraie que l'histoire," ne s'est mieux vérifié que chez Dante; mais ce ne fut pas du monde extérieur du moyen âge que se saiset le génie inventif d'Alighieri; ce fut au contraire du monde interne, du monde des idées. De là viennent la grandeur, les défauts aussi, de là la valeur immense, à quelque point de vue qu'on l'envisage, de ce livre où est semée à profusion une poésie éternellement jeune et brillante. L'intérêt philosophique vient encore ici s'ajouter à l'intérêt littéraire et historique. C'est la Bible, en effet, qui inspire Milton; c'est l'Évangile qui inspire Klopstock: dans la Divine Comédie, au contraire, c'est l'inconnu, ce sont les mystères de l'autre vie auxquels l'homme est initié. La question de l'immortalité est en jeu, et Dante a atteint la souveraine poésie.

La préoccupation, l'insistance de la critique sont donc légitimes: ce perpétuel retour vers le premier maître de la culture italienne s'explique et se justifie. Jusqu'ici les apologistes n'ont pas manqué à l'écrivain: investigations biographiques, jugements littéraires, interprétations de toute sorte, hypothèses même Fédantes ou futiles, tout semble véritablement épuisé.. Peut-être n'y a-t-il pas grand mal: il s'agit d'un poète, et si le vrai poète gagne toujours à être lu, il perd souvent à être commenté. Un point curieux et moins exploré reste cependant, qui, si je ne m’abuse, demande à être particulièrement mis en lumière: je veux parler des antécédents de la Divine Comédie. Ce poème, en effet, si original et si bizarre même qu'il semble, n'est pas une création subite, le sublime caprice d'un artiste divinement doué. Il se rattache au contraire à tout un cycle antérieur, à une pensée permanente qu'on voit se reproduire périodiquement dans les âges précédents; pensée informe d'abord, qui se dégage peu à peu, qui s'essaye diversement à travers les siècles, jusqu'à ce qu'un grand homme s'en empare et la fixe définitivement dans un chef-d'œuvre.

Voyez la puissance du génie! Le monde oublie pour lui ses habitudes: d'ordinaire la noblesse se reçoit des pères; ici, au contraire, elle est ascendante. L'histoire recueille avec

empressement le nom de je ne sais quel croisé obscur, parce qu'à lui remonte la famille de Dante; la critique analyse des légendes oubliées, parce que ces légendes sont la source première de la Divine Comédie. La foule ne connaîtra, n'acceptera que le nom du poète, et la foule aura raison. C'est la destinée des hommes supérieurs de jeter ainsi l'ombre sur ce qui est derrière eux, et de ne briller que par eux-mêmes. Mais pourquoi ne remonterions-nous point aux origines, pourquoi ne rétablirions-nous pas la généalogie intellectuelle des éminents écrivains? Aristocratie peu dangereuse, et qui n'a chance de choquer personne dans ce temps d'égalité.

Ce serait une folie de soutenir que Dante lut tous les visionnaires qui l'avaient précédé. Chez lui, heureusement, le poète effaçait l'érudit. Cependant, comme l'a dit un écrivain digne de sentir mieux que personne le génie synthétique de Dante,

Ce

il n'y a que la rhétorique qui puisse jamais supposer que le plan d'un grand ouvrage appartient à qui l'exécute." mot explique précisément ce qui est arrivé à l'auteur de la Divine Comédie. Dante a résumé avec puissance une donnée philosophique et littéraire qui avait cours de son temps; il a donné sa formule définitive à une poésie flottante et dispersée autour de lui, avant lui. Il en est de ces sortes de legs poétiques comme d'un patrimoine dont on hérite: sait-on seulement d'où il vient, comment il s'est formé, à qui il appartenait avant d'être au possesseur d'hier?

Quand je disais tout à l'heure que Dante vint tard, il ne faudrait pas entendre qu'il vint trop tard; l'heure de pareils hommes est désignée; seulement il arriva le dernier, il ferma la marche, pour ainsi dire. D'ailleurs, quoique la société religieuse d'alors commençat à être ébranlée dans ses fondements par le sourd et lent effort du doute, elle avait encore gardé intact l'héritage de la foi. La forme rigoureuse de la vieille constitution ecclésiastique demeurait sans éches apparents, et l'on était encore à deux siècles de la Réforme; la papauté, en abusant des indulgences, n'apaisait pas les scrupules des consciences chrétiennes sur les châtiments de l'enfer.

Mais quel fut le résultat immédiat du relâchement qui commençait à se manifester çà et là dans les croyances? C'est que les prédicateurs, pour parer à ce danger, évoquèrent plus

qu'auparavant les idées de vengeance, et redemandèrent à la mort ces enseignements que leur permanence même rend plus terribles. De là, ces terreurs profondes de la fin de l'homme, ces inquiétudes, ces ébranlements en quelque sorte qu'on retrouve dans beaucoup d'imaginations d'alors, et qui furent si favorables à l'excitation du génie de Dante. Les anciens figuraient volontiers la mort sous des formes aimables; dans les temps qui avoisinent l'Alighieri, on en fait, au contraire, des images repoussantes. Ce n'est plus cette maigre jeune femme des premiers temps du christianisme; c'est plus que jamais un hideux squelette, le squelette prochain des danses macabres. Le symptôme est significatif.

De quelque côté qu'il jetât les yeux autour de lui, Dante voyait cette figure de la Mort qui lui montrait de son doigt décharné les mystérieux pays qu'il lui était enjoint de visiter. Je ne crois pas exagérer en affirmant que Dante a beaucoup emprunté aussi aux divers monuments des arts plastiques. Les légendes infernales, les visions célestes, avaient été traduites sur la pierre et avaient trouvé chez les artistes du moyen âge d'ardents commentateurs. Les peintures sur mur ont disparu presque toutes; il n'en reste que des lambeaux. Ainsi, dans la crypte de la cathédrale d'Auxerre, on voit un fragment où est figuré le triomphe du Christ, tel précisément qu'Alighieri l'a représenté dans le Purgatoire. Les peintures sur verre où se retrouvent l'enfer et le paradis abondent dans nos cathédrales, et la plupart datent de la fin du douzième siècle et du courant du treizième. Dante avait du encore en voir exécuter plus d'une dans sa jeunesse. Entre les plus curieuses, on peut citer la rose occidentale de l'église de Chartres. Quant aux sculptures, elles sont également très-multipliées: le tympan du portail occidental d'Autun, celui du grand portail de Conques, le portail de Moissac, offrent, par exemple, des détails trèsbizarres et très-divers. Toutes les formes du châtiment s'y trouvent pour ainsi dire épuisées, de même que dans l'Enfer du poète; les récompenses aussi, comme dans le Paradis, sont très-nombreuses, mais beaucoup moins variées. Est-ce parce que notre incomplète nature est plus faite pour sentir le mal que le bien? Lorsque Dante fit son voyage de France, tout cela existait, même le portail occidental de Notre-Dame de Paris,

où sont figurés plusieurs degrés de peines et de rémunérations. Sans sortir de nos frontières, notre infatigable archéologue M. Didron a pu compter plus de cinquante illustrations de la Divine Comédie, toutes antérieures au poème. Évidemment Alighieri s'est inspiré de ce vivant spectacle. Les artistes ont donc leur part, à côté des légendaires, dans ces antécédents de l'épopée chrétienne, tandis que Dante lui-même, par un glorieux retour, semble avoir été présent à la pensée de celui qui peignit le Jugement dernier. Noble et touchante solidarité des arts! Qui n'aimerait à lire une page de la Divine Comédie devant les fresques de la chapelle Sixtime? Qui n'aimerait à reconnaître dans Michel-Ange le seul commentateur légitime de Dante? A une certaine hauteur, tout ce qui est beau et vrai se rejoint et se confond.

La question des épopées, si vivement et si fréquemment débattue par la critique moderne, ne peut-elle pas recevoir quelque profit du tableau que nous avons vu se dérouler sous nos yeux? On sait maintenant, par un exemple considérable, (quel est le nom à côté duquel ne pourrait être cité celui de Dante?) on sait comment derrière chaque grand poète primitif il y a des générations oubliées, pour ainsi dire, qui ont préludé aux mêmes harmonies, qui ont préparé le concert. Ces œuvres capitales, qui apparaissent çà et là aux heures solennelles et chez les nations privilégiées, sont comme ces moissons des champs de bataille qui croissent fécondées par les morts. Dante explique Homère. Au lieu de l'inspiration religieuse mettez l'inspiration nationale, et vous saurez comment s'est faite l'Iliade; seulement la trace des rapsodes a disparu, tandis que celle des légendaires est encore accessible à l'érudition. Ces deux poètes ont eu en quelque sorte pour soutiens les temps que les ont précédés et leur siècle même; l'un a redit ce que les Grecs pensaient de la vie publique, l'autre ce que les hommes du moyen âge pensaient de la vie future. Sont-ils moins grands pour cela ? Cette collaboration de la foule, au contraire, est un privilége qui ne s'accorde qu'à de bien rares intervalles et à des génies tout à fait exceptionnels. Pour s'emparer à leur profit de l'inspiration générale, pour être les interprètes des sentiments et des passions d'une grande époque, pour faire ainsi

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