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expressions les plus basses: rien ne lui paroit méprisable, et la langue française chaste et timorée s'effarouche à chaque phrase. Le Traducteur a sans cesse à lutter contre un style affamé de poésie, qui est riche et point délicat, et qui dans cinq ou six tirades épuise ses ressources, et lui dessèche ses palettes. Quel parti donc prendre? Celui de ménager ses couleurs; car il s'agit d'en fournir aux dessins les plus fiers qui aient été tracés de main d'homme; et lorsqu'on est pauvre et délicat, il convient d'être sobre. Il faut surtout varier ses inversions: le Dante dessine quelquefois l'attitude de ses personnages par la coupe de ses phrases; il a des brusqueries de style qui produisent de grands effets; et souvent dans la peinture de ses supplices il emploie une fatigue de mots qui rend merveilleusement celle des tourmentés. L'imagination passe toujours de la surprise que lui cause la description d'une chose incroyable, à l'effroi que lui donne nécessairement la vérité du tableau: il arrive delà que ce monde visible ayant fourni au Poète assez d'images pour peindre son monde idéal, il conduit et famène sans cesse le Lecteur de l'un à l'autre; et ce mélange d'événemens si invraisemblables et de couleurs si vraies, fait toute la magie de son Poème.

Le Dante a versifié par tercets, ou à rimes triplées; et c'est de tous les Poètes celui qui, pour mieux porter le joug, s'est permis le plus d'expressions impropres et bizarres: mais aussi quand il est beau, rien ne lui est comparable. Son vers se tient debout par la seule force du substantif et du verbe, sans le concours d'une seule épithète.'

Si les comparaisons et les tortures que le Dante imagine, sont quelquefois horribles, elles ont toujours un côté ingénieux, et chaque supplice est pris dans la nature du crime qu'il punit. Quant à ses idées les plus bizarres, elles offrent aussi je ne sais quoi de grand et de rare qui étonne et attache le Lecteur. Son dialogue est souvent plein de vigueur et de

I Tels sont sans doute aussi les beaux vers de Virgile et d'Homère; ils offrent à-la-fois la pensée, l'image et le sentiment: ce sont de vrais polypes, vivans dans le tout, et vivans dans chaque partie; et dans cette plénitude de poésie, il ne peut se trouver un mot qui n'ait une grande intention. Mais on n'y sent pas ce goût âpre et sauvage, cette franchise qui ne peut s'allier avec la perfection, et qui fait le caractère et le charme du Dante.

naturel, et tous ses personnages sont fièrement dessinés. La plupart de ses peintures ont encore aujourd'hui la force de l'antique et la fraîcheur du moderne, et peuvent être comparées à ces tableaux d'un coloris sombre et effrayant, qui sortoient des ateliers des Michel-Ange et des Carraches, et donnoient à des sujets empruntés de la Religion, une sublimité qui parloit à tous les yeux.

Il est vrai que dans cette immense galerie de supplices, on ne rencontre pas assez d'épisodes; et malgré la briéveté des Chants, qui sont comme des repos placés de très-près, le Lecteur le plus intrépide ne peut échapper à la fatigue. C'est le vice fondamental du Poème.

Enfin, du mélange de ses beautés et de ses défauts, il résulte un Poème qui ne ressemble à rien de ce qu'on a vu, et qui laisse dans l'âme une impression durable. On se demande, après l'avoir lu, comment un homme a pu trouver dans son imagination tant de supplices différens, qu'il semble avoir épuisé les ressources de la vengeance divine; comment il a pu, dans une langue naissante, les peindre avec des couleurs si chaudes et si vraies; et dans une carrière de trente-quatre Chants se tenir sans cesse la tête courbée dans les Enfers.

Au reste, ce Poème ne pouvoit paroître dans des circon stances plus malheureuses: nous sommes trop près ou trop loin de son sujet. Le Dante parloit à des esprits religieux, pour qui ses paroles étoient des paroles de vie, et qui l'enten、 doient à demi-mot: mais il semble qu'aujourd'hui on ne puisse plus traiter les grands sujets mystiques d'une manière sérieuse. Si jamais, ce qu'il n'est pas permis de croire, notre théologie devenoit une langue morte, et s'il arrivoit qu'elle obtînt, comme la mythologie, les honneurs de l'antique; alors le Dante inspireroit une autre espèce d'intérêt: son Poème s'élèveroit comme un grand monument au milieu des ruines des Littératures et des Religions: il seroit plus facile à cette postérité reculée, de s'accommoder des peintures sérieuses du Poète, et de se pénétrer de la véritable terreur de son Enfer; on se feroit chrétien avec le Dante, comme on se fait payen avec Homère.'

I

1 Je serois tenté de croire que ce Poème auroit produit de l'effet sous Louis XIV., quand je vois Pascal avouer dans ce siècle, que la sévérité de Dieu

NOTES SUR LE DANTE

Par Alphonse de Lamartine.

Nous allons froisser tous les fanatismes; n'importe, disons ce que nous pensons.

On peut classer le poème du Dante de l'Enfer, du Purgatoire et du Paradis parmi les poèmes populaires, c'est-à-dire parmi ces poésies locales, nationales, temporaires, qui émanent du génie du lieu, de la nation, du temps (genius loci), et qui s'adressent aux croyances, aux superstitions, aux passions infimes de la multitude. Quand le poète est aussi médiocre que son pays, son peuple et son temps, ces poésies sont entraînées dans le courant ou dans l'égout des âges avec la multitude qui les goûte; quand le poète est un grand homme d'expression, comme le Dante, le poète survit éternellement, et on essaie éternellement aussi de faire survivre le poème; mais on n'y parvient pas. L'œuvre, jadis intelligible et populaire, aujourd'hui ténébreuse et inexplicable, résiste, comme le sphinx, aux interrogations des érudits, il n'en subsiste que des fragments plus semblables à des énigmes qu'à des monuments.

Pour comprendre le Dante, il faudrait ressusciter toute la populace florentine de son époque: car ce sont ses croyances, ses haines, ses popularités et ses impopularités qu'il a chantées. Il est puni par où il a péché: il a chanté pour la place publique, la postérité ne le comprend plus.

Tout ce qu'on peut comprendre, c'est que le poème exclusivement toscan du Dante était une espèce de satire vengeresse du poète et de l'homme d'État contre les hommes et les partis auxquels il avait voué sa haine. L'idée était mesquine et indigne du poète. Le génie n'est pas un jouet mis au service de nos petites colères; c'est un don de Dieu qu'on peut profaner en le ravalant à des petitesses. La lyre, pour nous servir de l'expression antique, n'est pas une tenaille pour torturer nos adversaires, une claie pour traîner des cadavres aux

envers les damnés le surprend moins que sa miséricorde envers les élus. On verra par quelques citations de cet éloquent mysanthrope, qu'il étoit bien digne de faire l'Enfer, et que peut-être celui du Dante lui eût semblé trop doux.

gémonies; il faut laisser cela à faire au bourreau: ce n'est pas œuvre de poète. Le Dante eut ce tort; il crut que les siècles, infatués par ses vers, prendraient parti contre on ne sait quels rivaux ou quels ennemis inconnus qui battaient alors le pavé de Florence. Ces amitiés ou ces inimitiés d'hommes obscurs sont parfaitement indifférentes à la postérité. Elle aime mieux un beau vers, une belle image, un beau sentiment, que toute cette chronique rimée de la place du Vieux-Palais (Palazzo-Vecchio) à Florence.

Au lieu de faire, un poème épique vaste et immortel comme la nature, le Dante a fait la gazette florentine de la postérité. C'est là le vice de l'Enfer du Dante. Une gazette ne vit qu'un jour; mais le style dans lequel le Dante a écrit cette gazette est impérissable. Réduisons donc ce poème bizarre à sa vraie valeur, le style, ou plutôt quelques fragments de style. Nous pensons à cet égard comme Voltaire, le prophète du bon sens: "Otez du Dante soixante ou quatre-vingts vers sublimes et véritablement séculaires, il n'y a guère que nuage, barbarie, trivialité et ténèbres dans le reste."

Nous savons bien que nous choquons, en parlant ainsi, toute une école littéraire récente qui s'acharne sur le poème du Dante sans le comprendre, comme les mangeurs d'opium s'acharnent à regarder le vide du firmament pour y découvrir Dieu. Mais nous avons vécu de longues années en Italie, dans la société de ces commentateurs et explicateurs du Dante, qui se succèdent de génération en génération, comme les ombres sur les hiéroglyphes des obélisques de Thèbes; nous avons vécu même de longues années à Florence, parmi les héritiers des hommes et parmi les traditions des choses chantées, vantées ou invectivées par le poète, et nous pouvons affirmer qu'aucun d'eux n'a fait que déchiffrer des choses souvent bien peu dignes d'être déchiffrées. La persévérance même de ces commentateurs est la meilleure preuve de l'impuissance du commentaire à élucider le texte. Un secret une fois trouvé ne se cherche plus avec tant d'acharneDe jeunes Français se sont évertués maintenant à poursuivre ce qui a lassé les Toscans eux-mêmes. Que le dieu du chaos leur soit propice!

ment.

Quant à nous, nous n'avons trouvé, comme Voltaire, dans le Dante, qu'un grand inventeur de style, un grand créateur de langue égaré dans une conception de ténèbres, un immense fragment de poète dans un petit nombre de fragments de vers gravés, plutôt qu'écrits, avec le ciseau de ce Michel-Ange de la poésie; une trivialité grossière qui descend jusqu'au cynisme du mot et jusqu'à la crapule de l'image; une quintessence de théologie scolastique qui s'élève jusqu'à la vaporisation de l'idée; enfin, pour tout dire d'un mot, un grand homme et un mauvais livre.

LA COMÉDIE DIVINE

Edgar Quinet, Les Revolutions d'Italie, chap. vii.

Comme dans chaque détail d'une cathédrale vous retrouvez le caractère de l'ensemble, de même dans chaque partie du poème de Dante vous retrouvez en abrégé toutes les autres. Les souvenirs politiques dominent dans l'Enfer; la politique s'unit à la philosophie dans le Purgatoire, la philosophie à la théologie dans le Paradis; en sorte que dans ce long itinéraire, les bruits du monde s'évanouissent peu à peu et achèvent de se perdre dans l'extase des derniers chants. Il y a dans l'Enfer des éclairs d'une joie perdue qui rappellent et entr'ouvrent le Paradis; il y a dans le Paradis des plaintes lamentables, des prophéties de malheur comme si le firmament lui-même s'abîmait dans le gouffre, et que l'extrême douleur ressaisît l'homme au sein de l'extrême joie.

Diviser par fragments le poème de Dante, comme on le fait ordinairement, c'est le méconnaître; il faut au moins suivre une fois, tout d'une haleine, le poète dans ces trois mondes qui se touchent, embrasser d'un seul regard l'horizon des ténèbres et de la lumière suivre le chemin de la torture qui mène à la félicité, recueillir tous les échos de douleur et de joie qui s'appellent sans trouver de réponse, et placé au sommet du poème, s'orienter dans la cité du Dieu et du Démon: il faut entendre une fois le miserere des damnés dans les fleuves de sang, en même temps que l'hosannah des bienheureux,

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