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du parti des empereurs, et les noirs penchaient pour les guelfes attachés aux papes.

Toutes ces factions aimaient la liberté, et faisaient pourtant ce qu'elles pouvaient pour la détruire. Le pape Boniface VIII. voulut profiter de ces divisions pour anéantir le pouvoir des empereurs en Italie. Il déclara Charles de Valois, frère du roi de France Philippe-le-Bel, son vicaire en Toscane. Le vicaire vint bien. armé, chassa les blancs et les gibelins, et se fit détester des noirs et des guelfes. Le Dante était blanc et gibelin; il fut chassé des premiers, et sa maison rasée. On peut juger de là s'il fut le reste de sa vie affectionné à la maison de France et aux papes; on prétend pourtant qu'il alla faire un voyage à Paris, et que pour se désennuyer il se fit théologien, et disputa vigoureusement dans les écoles. On ajoute que l'empereur Henri VII. ne fit rien pour lui, tout gibelin qu'il était; qu'il alla chez Frédéric d'Aragon, roi de Sicile, et qu'il en revint aussi pauvre qu'il y était allé. Il fut réduit au marquis de Malaspina, et au grand-kan de Vérone. Le marquis et le grand-kan ne le dédommagèrent pas; il mourut pauvre à Ravenne, à l'âge de cinquante-six ans. Ce fut dans ces divers lieux qu'il composa sa Comédie de l'enfer, du purgatoire et du paradis; on a regardé ce salmigondis comme un beau poëme épique.

Il trouva d'abord à l'entrée de l'enfer un lion et une louve. Tout d'un coup Virgile se présente à lui pour l'encourager; Virgile lui dit qu'il est né Lombard; c'est précisément comme si Homère disait qu'il est né Turc. Virgile offre de faire au Dante les honneurs de l'enfer et du purgatoire, et de le mener jusqu'à la porte de saint Pierre; mais il avoue qu'il ne pourra pas entrer avec lui.

Cependant Charon les passe tous deux dans sa barque. Virgile lui raconte que, peu de temps après son arrivée en enfer, il y vit un être puissant qui vint chercher les âmes d'Abel, de Noé, d'Abraham, de Moïse, de David. En avançant chemin, ils découvrent dans l'enfer des demeures très agréables: dans l'une sont Homère, Horace, Ovide et Lucain; dans une autre on voit Électre, Hector, Énée, Lucrèce, Brutus, et le Turc Saladin; dans une troisième, Socrate, Platon, Hippocrate, et l'Arabe Averroès.

Enfin paraît le véritable enfer, où Pluton juge les condamnés. Le voyageur y reconnaît quelques cardinaux, quelques papes, et beaucoup de Florentins. Tout cela est-il dans le style comique? Non. Tout est-il dans le genre héroïque ? Non. Dans quel goût est donc ce poëme ? Dans un goût bizarre.

Mais il y a des vers si heureux et si naïfs, qu'ils n'ont point vieilli depuis quatre cents ans, et qu'ils ne vieilliront jamais. Un poëme d'ailleurs où l'on met des papes en enfer réveille beaucoup l'attention; et les commentateurs épuisent toute la sagacité de leur esprit à déterminer au juste qui sont ceux que le Dante a damnés, et à ne se pas tromper dans une matière si grave.

On a fondé une chaire, une lecture pour expliquer cet auteur classique. Vous me demanderez comment l'inquisition ne s'y oppose pas. Je vous répondrai que l'inquisition entend raillerie en Italie; elle sait bien que des plaisanteries en vers ne peuvent point faire de mal: vous en allez juger par cette petite traduction très libre d'un morceau du chant vingt-troisième; il s'agit d'un damné de la connaissance de l'auteur. Le damné parle ainsi:

Je m'appelais le comte de Guidon ;
Je fus sur terre et soldat et poltron ;
Puis m'enrôlai sous saint François d'Assise,
Afin qu'un jour le bout de son cordon
Me donnât place en la céleste église;
Et j'y serais sans ce pape félon,
Qui m'ordonna de servir sa feintise,
Et me rendit aux griffes du démon.
Voici le fait. Quand j'étais sur la terre,
Vers Rimini je fis long-temps la guerre,
Moins, je l'avoue, en héros qu'en fripon.
L'art de fourber me fit un grand renom.
Mais quand mon chef eut porté poil grison,
Temps de retraite oû convient la sagesse,
Le repentir vint ronger ma vieillesse,
Et j'eus recours à la confession.

O repentir tardif et peu durable!

Le bon saint-père en ce temps guerroyait,
Non le soudan, non le Turc intraitable,
Mais les chrétiens qu'en vrai Turc il pillait.
Or, sans respect pour tiare et tonsure,

Pour saint François, son froc et sa ceinture;
Frère, dit-il, il me convient d'avoir
Incessamment Préneste en mon pouvoir.
Conseille-moi, cherche sous ton capuce
Quelque beau tour, quelque gentille astuce,
Pour ajouter en bref à mes états

Ce qui me tente et ne m'appartient pas.
J'ai les deux clefs du ciel en ma puissance.
De Célestin la dévote imprudence
S'en servit mal, et moi je sais ouvrir
Et refermer le ciel à mon plaisir.

Si tu me sers, ce ciel est ton partage.
Je le servis, et trop bien: dont j'enrage.
Il eut Préneste, et la mort me saisit.
Lors devers moi saint François descendit,
Comptant au ciel amener ma bonne âme ;
Mais Belzébut vint en poste, et lui dit :
Monsieur d'Assise, arrêtez: je réclame
Ce conseiller du saint-père, il est mien;
Bon saint François, que chacun ait le sien
Lors tout penaud le bon homme d'Assise
M'abandonnait au grand diable d'enfer.
Je lui criai: Monsieur de Lucifer,
Je suis un saint, voyez ma robe grise;
Je fus absous par le chef de l'église.
J'aurai toujours, répondit le démon,
Un grand respect pour l'absolution :
On est lavé de ses vieilles sottises,
Pourvu qu'après autres ne soient commises.
J'ai fait souvent cette distinction
A tes pareils; et grace à l'Italie,
Le diable sait de la théologie.

Il dit, et rit: je ne répliquai rien

A Belzébut; il raisonnait trop bien.

Lors il m'empoigne, et d'un bras raide et ferme

Il appliqua sur mon triste épiderme

Vingt coups de fouet, dont bien fort il me cuit : Que Dieu le rende à Boniface huit.

LA DIVINE COMÉDIE

Rivarol, Étude sur Dante.

Étrange et admirable entreprise! Remonter du dernier gouffre des Enfers, jusqu'au sublime sanctuaire des Cieux; embrasser la double hiérarchie des vices et des vertus, l'extrême misère et la suprême félicité, le temps et l'éternité; peindre à-la-fois l'ange et l'homme, l'auteur de tout mal, et le saint des saints! Aussi on ne peut se figurer la sensation prodigieuse que fit sur toute l'Italie ce Poème national, rempli de hardiesses contre les Papes; d'allusions aux événemens récens et aux questions qui agitoient les esprits; écrit d'ailleurs dans une langue au berceau, qui prenoit entre les mains du Dante une fierté qu'elle n'eut plus après lui, et qu'on ne lui connoissoit pas avant. L'effet qu'il produisit fut tel, que lorsque son langage rude et original ne fut presque plus entendu, et qu'on eut perdu la clef des allusions, sa grande réputation ne laissa pas de s'étendre dans un espace de cinq cents ans, comme ces fortes commotions dont l'ébranlement se propage à d'immenses distances.

L'Italie donna le nom de divin à ce Poème et à son Auteur; et quoiqu'on l'eût laissé mourir en exil, cependant ses amis et ses nombreux admirateurs eurent assez de crédit, sept à huit ans après sa mort, pour faire condamner le Poète Cecco d'Ascoli à être brûlé publiquement à Florence, sous prétexte de magie et d'hérésie, mais réellement parce qu'il avoit osé critiquer le Dante. Sa patrie lui éleva des monumens, et envoya, par décret du Sénat, une députation à un de ses petits-fils, qui refusa d'entrer dans la maison et les biens de son aïeul. Trois Papes ont depuis accepté la dédicace de LA DIVINA COMMEDIA, et on a fondé des chaires pour expliquer les oracles de cette obscure divinité.1

1 Le Dante n'a pas donné le nom de Comédie aux trois grandes parties de son Poème, parce qu'il finit d'une manière heureuse, ayant le Paradis pour dénoûment, ainsi que l'ont cru les Commentateurs: mais parce qu'ayant honoré l'Enéide du nom d'ALTA TRAGEDIA, il a voulu prendre un titre plus humble, qui convint mieux au style qu'il emploie, si différent en effet de celui de son maître.

Les longs commentaires n'ont pas éclairci les difficultés, la foule des Commentateurs n'ayant vu partout que la théologie: mais ils auroient dû voir aussi la mythologie, car le Poète les a mêlées. Ils veulent tous absolument que le Dante soit la partie animale, ou les sens; Virgile, la philosophie morale, ou la simple raison; et Béatrix, la lumière révélée, ou la théologie. Ainsi, l'homme grossier représenté par le Dante, après s'être égaré dans une forêt obscure, qui signifie, suivant eux, les orages de la jeunesse, est ramené par la raison à la connoissance des vices et des peines qu'ils méritent; c'està-dire, aux Enfers et au Purgatoire: mais quand il se présente aux portes du Ciel, Béatrix se montre, et Virgile disparoît. C'est la raison qui fuit devant la théologie.

Il est difficile de se figurer qu'on puisse faire un beau Poème avec de telles idées; et ce qui doit nous mettre en garde contre ces sortes d'explications, c'est qu'il n'est rien qu'on ne puisse plier sous l'allégorie avec plus ou moins de bonheur. On n'a qu'à voir celle que le Tasse a lui-même trouvée dans sa Jérusalem.

Mais il est temps de nous occuper du Poème de l'Enfer en particulier, de son coloris, de ses beautés et de ses défauts.

Au temps où le Dante écrivoit, la Littérature se réduisoit en France, comme en Espagne, aux petites poésies des Troubadours. En Italie, on ne faisoit rien d'important dans la langue du peuple; tout s'écrivoit en latin. Mais le Dante ayant à construire son monde idéal, et voulant peindre pour son siècle et sa nation,1 prit ses matériaux où il les trouva: il fit parler une langue qui avoit bégayé jusqu'alors, et les mots extraordinaires qu'il créoit au besoin, n'ont servi qu'à lui Voilà une des causes de son obscurité. D'ailleurs il n'est point de Poète qui tende plus de piéges à son Traducteur; c'est presque toujours des bizarreries, des énigmes ou des horreurs qu'il lui propose: il entasse les comparaisons les plus dégoûtantes, les allusions, les termes de l'école et les

seul.

1 C'est un des grands défauts du Poème, d'être fait un peu trop pour le moment delà vient que l'Auteur ne s'attachant qu'à présenter sans cesse les nouvelles tortures qu'il invente, court toujours en avant, et ne fait qu'indiquer les aventures. C'étoit assez pour son temps; pas assez pour le nôtre.

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