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tion, pamphlet curieux où l'esprit prophétique du jeune écrivain, plus clairvoyant que les hommes d'état du jour, faisait présager le rôle que la Prusse devait jouer quarante ans plus tard. La nouvelle de la mort de Goethe qu'il apprit pendant un court séjour à Certines, le ramena à ses études de prédilection, et dans ses Réflexions sur l'art et la littérature en Allemagne, il essaya une fois encore de retracer plus complètement qu'il ne l'avait fait, le tableau du développement intellectuel de l'Allemagne à la fin du XVIIIe siècle. Un voyage qu'il fit bientôt après vint offrir de nouveaux horizons à sa pensée; en 1832, il visita l'Italie presque entière, interrogeant les monuments du passé, évoquant les souvenirs de la littérature et de l'art dans la Péninsule et cherchant à trouver l'énigme des destinées singulières de la Rome païenne et chrétienne. Il se préparait ainsi aux œuvres qui allaient achever de fonder sa réputation : Ahasvérus et Prométhée. M. H. a donné une analyse étendue et substantielle de ces deux poèmes étranges, le premier surtout dans lequel règne je ne sais quel mysticisme sombre et ténébreux. Avec Napoléon nous retrouvons la réalité de l'histoire, mais de l'histoire agrandie et idéalisée; œuvre où, par une contradiction singulière, le jeune républicain, comme tant de ses semblables, travaillait d'une manière inconsciente à former et à répandre la légende napoléonienne. A cette épopée « humaine » mais immense, en succéda une d'une inspiration sinon pius haute, au moins plus profonde : la trilogie de Prométhée. Là reparaissent les préoccupations religieuses d'Edgar Quinet, son effort incessant pour trouver le mot de l'énigme de l'humanité et surprendre le secret de ses destinées mystérieuses. Quelque opinion que l'on ait des trois grands poèmes de Quinet, on ne peut disconvenir qu'ils ne soient l'œuvre d'un des esprits les plus puissants de notre siècle, et l'on comprend que M. H. ait tenu à les faire connaître à ses lecteurs; mais s'il faut avouer qu'il en a fait une analyse complète et claire, on est aussi en droit de regretter qu'il n'ait porté aucun jugement motivé sur chacun d'eux et qu'il n'ait point essayé de s'en servir pour caractériser le talent poétique et les visées humanitaires du célèbre écrivain. Un trait qui les distingue entre autres, c'est cette puissance d'intuition qui se révèle dès les premiers ouvrages de Quinet et qu'on rencontre dans presque tous, même dans ses études de critique, en particulier dans celles qu'il publia à cette époque sur l'épopée dans l'antiquité et au moyen âge et surtout dans son examen de la vie de Jésus de Strauss, vrai modèle de discussion pénétrante et serrée, où les aperçus ingénieux se mêlent aux critiques les plus fines et les plus justes.

Quinet était arrivé au comble de la gloire à l'âge où l'on cherche encore bien souvent sa voie; les salons les plus célèbres du temps lui étaient ouverts; devenu l'un des hôtes habituels de l'Abbaye-aux-Rois, il se voyait, dans les visites qu'il faisait chaque hiver à Paris, recherché par les représentants les plus illustres du monde des lettres; mais, malgré tant de renommée, malgré ses travaux multipliés, il ne pouvait se

suffire; il songea alors à entrer dans l'enseignement; en 1839, il soutint ses thèses de docteur à Strasbourg; l'année suivante, il était nommé professeur à la faculté des lettres de Lyon. Il inaugura son enseignement avec un éclat sans égal, et des cours qu'il fit à Lyon, de 1839 à 1840, devait sortir une de ses œuvres les plus originales et les plus profondes, l'essai sur le Génie des Religions. M. H. a donné de ce livre, plein de vues si ingénieuses et si neuves, une longue et consciencieuse analyse; on ne peut qu'y applaudir; même ainsi résumées, on relit toujours avec plaisir les pages de cette « philosophie de la religion » si bien pensées et si bien écrites. Seulement on éprouve une véritable surprise et presque une déception quand on les a parcourues, et que, sans être averti, on se trouve inopinement à la fin de l'étude de M. Heath; qui l'a forcé de l'interrompre si brusquement? On l'ignore; mais on voudrait savoir au moins qu'il la continuera et on ne peut que souhaiter qu'il prenne au plus tôt cette résolution et qu'il nous donne sur les dernières années de Quinet une étude aussi attrayante que le volume qu'il a écrit sur la jeunesse du grand écrivain.

X.

VARIÉTÉS

Notice sur un manuscrit inédit de J.-J. Bouchard,
appartenant à la Bibliothèque de l'Ecole des Beaux-Arts.

Jean-Jacques Bouchard n'était guère connu jusqu'ici que par les Historiettes de Tallemant des Réaux, si savamment commentées par M. Paulin Paris, et par les Lucæ Holstenii Epistolæ ad diversos, publiées par Boissonade. Deux publications récentes, dues l'une à notre collaborateur M. Tamizey de Larroque, l'autre à M. Liseux, viennent de ramener l'attention sur cet écrivain aussi spirituel que cynique. Me rendant à l'invitation que M. Tamizey de Larroque m'a gracieusement adressée dans la préface de son travail, je me décide à faire connaître un important et volumineux manuscrit de Bouchard, manuscrit dont l'existence ne semble même pas avoir été soupçonnée jusqu'à ces derniers temps.

Itinerario da Roma e (sic) Napoli, 1632, in 4o°, vél., manuscrit, telle est la mention laconique consacrée à l'ouvrage en question dans l'inventaire de la bibliothèque de l'École des Beaux-Arts. Mon savant prédécesseur, M. E. Vinet, n'avait évidemment pas songé à feuilleter ce volume anonyme, autrement il lui aurait fait l'honneur de l'admettre dans son catalogue (imprimé) de la bibliothèque, et de lui donner place sur les rayons. Ce ne fut qu'après de longues recherches que je parvins à

1. Voir la Revue critique du 5 décembre 1881, p. 453.

le retrouver au milieu de livres de rebut. Dès la première page je tombai sur une note non signée, mais dans laquelle il n'était pas difficile de reconnaître l'écriture d'un de nos plus spirituels et érudits amateurs parisiens. Voici, avant d'aller plus loin, ce document qui a son intérêt pour l'histoire de l'Itinéraire : « J'ai acheté ce manuscrit au bout du pont des Arts, en 1850, sur le quai, dans l'étalage de Laisné le bouquiniste. Je n'ai pu trouver dans toute cette intéressante relation, pleine de détails curieux sur les mœurs du temps, et rédigée certainement par un garçon d'esprit et de goût, aucun autre renseignement sur l'auteur du manuscrit, que ce nom à moitié effacé écrit sur le dos : Bouchard. On voit par la première page qu'il fut écrit en 1632 et on peut présumer que l'écrivain faisait partie de l'ambassade à Rome, et que c'était un gentilhomme de la compagnie de M. de Chalais. Il se désigne sous le pseudonyme grec d'Oretès, ou Orées (curieux). C'est un érudit, un antiquaire qui sait le grec, et le latin, et la politique, et qui raffolle de fêtes, de musique et de plaisirs de toutes les espèces. On rencontre à la page 213 un canard de piété et à la page 285 un programme de spectacle, qui sont peut-être deux pièces uniques. >>

Malgré sa sagacité habituelle, l'acquéreur de l'Itinéraire a fait fausse route. Nous n'avons plus à apprendre au lecteur qui était Bouchard. Quant au pseudonyme dont il se sert, c'est Orestes, non Oreutes, ou Orées 1.

Venons-en au volume lui-même. C'est un in-quarto contenant 288 feuillets remplis d'une écriture assez fine, mais fort nette. Il débute par ces mots << 13 marzo 1632. La guerre estoit tellement preste à esclater entre France et Espagne... » L'auteur raconte, dans les plus grands détails, son voyage à Naples et dans les environs; mœurs, coutumes, langue, arts, antiquités, curiosités naturelles, tout l'intéresse et le passionne. Ici il recueille une légende populaire, ou transcrit une inscription antique (plusieurs de ces épigraphes paraissent inédites), ailleurs il étudie l'histoire de la musique napolitaine ou nous fait connaître l'orga ni ation de « l'archivio della regia camera della Summaria (fol. 66). » Ses notes de voyage sont aussi vivantes que précises. Malheureusement le récit de ses aventures personnelles occupe dans le volume une place considérable, et ces aventures sont souvent si scabreuses qu'il est à peu près impossible de livrer à la publicité cette partie du travail de Bou

chard.

Je ne m'étendrai pas davantage sur l'Itinéraire, m'en remettant de ce soin à mon excellent collaborateur, M. L. Marcheix, sous-bibliothécaire de l'Ecole des Beaux-Arts. Il me suffira d'affirmer ici que lorsque le manuscrit de Bouchard aura été convenablement « expurgé », il formera

1. Dans les Confessions publiées par M. Liseux (p. x), Bouchard prend également le nom d'Oreste et donne à ses parents les noms d'Agamemnon et de Clytem

nestre.

un des plus précieux documents que nous possédions sur l'Italie du x` 1o siècle '.

Je ne saurais mieux terminer cette notice qu'en reproduisant un passage de la lettre, encore inédite, à ce qu'il semble, dans laquelle Peiresc déplore l'humeur agressive de son trop compromettant ami : « Au reste, je me réjouis que le pauvre M. Bouchard soit eschappé de la forte potion qu'il avoit prinse, et qu'il ayt tempéré quelque chose de son humeur, comme aussy le s Leo Allatius, ne vous pouvant dissimuler que je prends un plaisir extrême de voir cesser toutes matières de malentendus entre gens qui peuvent tous contribuer quelque chose au service du public, quoyque les uns ne puissent faire office que de pionniers, lorsque les aultres font office de bons soldats et de capitaines, estant besoing d'avoir des uns et des aultres pour la nécessité de la société humaine. Excusez ma liberté, je vous supplie, Monsieur, je ne sçaurois estre aultre, et suis bien asseuré que vous ne m'en aymerez pas moins, comme je vous en conjure, et que vous y trouverez plus de quiétude d'esprit et conséquemment plus d'acquest et de service de la part de ceux mesmes qui avoient eu de la jalousie de vostre sureminente vertu par-dessus la leur 3. »

On ne saurait définir en termes plus élevés le rôle de la science, ni insister avec plus d'éloquence sur la qualité nécessaire à tout savant digne de ce nom, la modération.

Eug. MüNTZ.

-

CHRONIQUE

FRANCE. Le tome cinquième des Mémoires, documents et écrits divers laissés par le prince de Metternich, publiés par le fils du chancelier, le prince Richard de METTERNICH, classés et réunis par M. A. de KLINKOWSTROEM, vient de paraître à la librairie Plon, avec ce sous-titre : Deuxième partie, l'ère de paix 1816-1848 (In-8°,

1. Je puis annoncer qu'un autre document curieux sur Bouchard sera prochainement livré à la publicité: je veux parler de son testament, récemment découvert par M. L. Lalanne, bibliothécaire à l'Institut.

2. Il s'agit, non pas, comme on pourrait le croire, de la fameuse bastonnade, qui semble avoir hâté la fin de Bouchard, mais bien d'une potion d'ellébore. On en jugera par cette lettre d'Holstein à Peiresc :

<< Buchardus noster nudius tertius elleborum sumsit, propinante Burdelotio, credo ut atræ loliginis succum, quo nimium illi splen tumet, expectoraret: sed parum abfuit quin ille recta ab Anticyris Elysios adiret campos. Dubito tamen num potentissimi remedii usus mordacissimos atri humoris sales minuerit. » (Rome, 4 juin 1636.) Lucæ Holstenii Epistolæ ad diversos, pp. 504, 505.

3. Lettre du 31 juillet 1636 à Holstein, d'après la copie conservée à la Vaticane. (Les originaux des lettres de Peiresc à Holstein se trouvent, comme on sait, à la Bibliothèque Barberini.)

XI et 678 p.) Ce tome comprend le livre VII des Mémoires, livre intitulé par les éditeurs: La Révolution de Juillet et ses conséquences immédiates depuis le moment où elle a éclaté jusqu'à la mort de l'empereur François; cinq années, de 1830 à 1835, y sont représentées. On y trouvera une série de lettres confidentielles écrites par Metternich au comte Apponyi, ambassadeur d'Autriche à Paris: ce recueil de lettres, divisé par années, est inséré dans le volume sous le titre sur les événenements politiques du jour. Mais les éditeurs ont fait précéder ces lettres de Metternich à Apponyi d'autres documents intéressants; ces documents sont des notes prises au jour le jour par la comtesse Mélanie de Zichy-Ferraris, troisième femme de Metternich (depuis le 30 janvier 1831). Les éditeurs ont extrait du Journal de la princesse Mélanie un certain nombre de détails, qu'ils insèrent au commencement de chacun des chapitres consacrés aux cinq années 1830-1835. Ce Journal, lit-on dans l'introduction, avait été commencé par la princesse en 1820 et ne s'est arrêté qu'en 1853; il forme trente gros volumes in quarto, d'une écriture très serrée. Un de nos collaborateurs reviendra prochainement, avec de plus amples détails, sur ce volume.

-M. Ch. Em. RUELLE a traduit en français, pour la première fois, le Manuel d'harmonique et autres textes relatifs à la musique de Nicomaque de Gérase (Baur. In-8°, 56 p ). Cet opuscule forme le deuxième volume de la collection des auteurs grecs relatifs à la musique le premier est la traduction française des Eléments harmoniques d'Aristoxène). Les « Eléments d'harmonique » d'Aristoxène donnent l'idée des principes formulés par le chef de l'école empirique; les textes qui portent le nom de Nicomaque présentent un spécimen de la théorie professée dans l'école pythagoricienne ou mathématique. M. R. recueille toutes les notions possibles sur les ouvrages soit conservés en entier ou en partie, soit perdus de Nicomaque; il nous apprend que son autorité comme mathématicien a été fort grande, et qu'il a « joui d'une renommée que lui eût enviée Barrême »; tu comptes comme Nicomaque, dit un personnage du Philopatris. Dans sa traduction du Manuel d'harmonique et des sept fragments dont l'ensemble constitue le prétendu livre II du Manuel d'harmonique, M. R. a divisé le texte en paragraphes et placé de la manière la plus vraisemblable les numéros des chapitres, dont les rubriques se trouvent groupées dans les manuscrits en tête du Manuel; c'est la méthode de Buhle, que M. R. compte appliquer dans la publication d'autres textes musicaux, et qui offre, dit-il, le double avantage de faciliter les rapprochements explicatifs et de rendre plus claire la lecture des ouvrages techniques où chaque phrase apporte une notion nouvelle. M. Ruelle a mis sous presse une Notice d'un manuscrit grec relatif à la musique qui a péri dans le bombardement de Strasbourg.

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- MM. Ed. de BARTHÉLEMY et René KERVILER ont trouvé dans les lettres du ministre protestant André Rivet quatorze pièces inédites relatives à la Pucelle d'OrKans qu'ils publient sous ce titre : Un tournoi de trois pucelles en l'honneur de Jeanne d'Arc. (Picard, in-8°, 94 p.) Ces trois pucelles sont Miles de Scudéry, Me Marie du Moulin et Anne de Schurmann. Rivet avait douté de la chasteté de Jeanne d'Arc; Mlle de Scudéry défendit la pureté de l'héroïne et voulut intéresser dans le débat Anne de Schurmann et la nièce même de Rivet, Marie du Moulin; Conrart fut le juge de camp de ce tournoi. On trouvera dans le recueil de MM. Ed. de Barthélemy et R. Kerviler quatre lettres de Mile de Scudéry (voir surtout celle du 1 décembre 1649), trois de Mlle du Moulin et sept de Conrart. Les éditeurs ont désté leur opuscule « à la mémoire de Jeanne d'Arc, pucelle d'Orléans » comme un « respectueux hommage de deux fervents admirateurs de sa vaillance et de sa chasteté.

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