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après Ritschl les questions relatives à la stichométrie ; il savait trouver mille révélations dans le genre des reliures, dans les armoiries qu'elles portent, dans la nature des encres, dans la matière du papier, dans le dessin des filigranes, qu'il avait parfois le soin de reproduire dans ses catalogues. Il excellait à découvrir comment une collection s'était formée ou détruite, quels savants et quels marchands, quels princes et quelles nations avaient contribué à constituer une bibliothèque. Dès 1875, à vingt-trois ans, il était en état de déclarer que l'Espagne n'avait point gardé de manuscrits grecs qui vinssent des Arabes 2. Ainsi la paléographie proprement dite, qu'il connaissait si parfaitement, n'était pour lui qu'un point de départ; il arrivait à en déduire des conclusions importantes pour l'histoire de la science et pour celle de la civilisation tout entière. Son Essai sur l'Escurial, dont il n'eût pu écrire une ligne s'il n'eût connu à fond les ligatures et les sigles, n'est point un recueil de minuties. Il porte à bon droit ce sous-titre, Episode de l'histoire de la renaissance des lettres en Espagne 3.

A côté de la paléographie, Graux avait une seconde spécialité, la connaissance précise de l'art militaire des anciens. Il suffira de mentionner ici sa Note sur les fortifications de Carthage à l'époque de la troisième guerre punique, et la traduction avec commentaire qu'il fit, en collaboration avec M. de Rochas 3, du traité de fortification de Philon de Byzance. 11 s'occupait de ce dernier écrivain dès 1874, étant simple élève à l'École pratique des hautes études, à l'âge de vingt-deux ans 7. Je ne crains pas le technique », disait-il un jour à quelqu'un qui lui parlait d'un livre sur la construction navale des Athéniens. Il avait passé très jeune le baccalauréat ès-sciences, aussi bien que le baccalauréat èslettres, et il avait hésité à l'origine entre les deux carrières. Son intelligence de la poliorcétique grecque n'était qu'une application de sa double aptitude aux études mathématiques et aux études de philologie.

1. Voir Revue de philologie, 1878; p. 97 et suivantes. Quelques semaines avant sa mort il recueillait en Italie des notes abondantes sur la stichométrie.

2. Rapport (Archives des missions, 3o série, t. V), p. 1ì6.

3. A ne prendre ce livre qu'au point de vue bibliographique, l'Essai ne s'adresse pas uniquement aux hellénistes. « Les résultats obtenus par l'auteur dans ses recherches sur la fraction grecque du fonds sont applicables à l'ensemble des collections pourchassées par les agents du roi d'Espagne » (A. Morel-Fatio, Rev. crit., 1881, I, p. 104).

4. Biblioth. de l'Ecole des hautes études, fasc. 30, pp. 175 et suivantes.

5. Actuellement commandant du génie.

6. Revue de philologie, 1879, pp. 91 et suivantes.

7. Voir Biblioth. de l'Ecole des hautes études, fasc. 10, p. 104, no 305 (cf. ibid., p. v, et, pour la date, p. vIII).

La philologie, c'est l'histoire vue sous une de ses faces; Graux n'aimait pas qu'on séparât ces deux sciences. Il était donc historien, et c'est d'une conférence d'histoire grecque qu'il avait été chargé à la Faculté des lettres de Paris'. Il était prêt à parler avec compétence d'histoire romaine. Dans les historiens anciens il étudiait avec le même soin les faits dont ils témoignent et la constitution du texte. Il avait découvert à Madrid un manuscrit de Plutarque, fort précieux quoiqu'il « ne paye pas de mine ». L'étude de ce manuscrit fut l'objet de sa thèse latine de doctorat, comme l'Essai sur l'Escurial fut sa thèse française. Il a publié à la librairie Hachette deux Vies de Plutarque pour les classes, celles de Démosthène et de Cicéron. Son activité s'étendait d'ailleurs à des prosateurs de tous genres. Il a donné à cette Revue de nombreux articles relatifs aux orateurs attiques, à Théophraste, à Denys d'Halicarnasse, à Lucien, à Suidas... Il a publié dans la Revue de philologie plusieurs textes inédits en prose grecque : deux écrits de Choricius, rhéteur du sixième siècle; une lettre d'Harpocration, ami de Libanius, à un empereur; des collections de proverbes. Parfois aussi il s'occupait des poètes, surtout des poètes dramatiques '.

Les limites entre lesquelles se trouvent enfermés les travaux de cette jeunesse féconde ne sont point des limites de ses aptitudes ni de sa curiosité. Il connaissait bien la grammaire et la versification grecques, dont il a rarement parlé. Il était latiniste; la latinité de sa thèse sur Plutarque a été remarquée, et lui-même savait juger le latin des autres 3. Il a parfaitement vu et expliqué pourquoi le latin est impropre aujourd'hui à servir de langue scientifique. Il avait touché à l'hébreu dans son adolescence; il suivit des cours de grammaire comparée; il apprit l'allemand, l'anglais, l'espagnol, l'italien, le danois. Il avait toujours su les ressources et les finesses de la langue française; il avait réformé

1. Tel est le titre indiqué sur l'affiche du 1er semestre 1881-82. Graux ne figurait point sur l'affiche précédente de la Faculté, celle du second semestre 1880-81; ce ne fut, en effet, que le 31 mai 1881 qu'il ouvrit ses conférences. L'affiche particulière qui les annonça portait le titre : Conférence de philologie et d'histoire grecques.

2. Voir par exemple Revue critique, 1880, I, p. 232.

3. Voir Henri Weil, Rev. crit., 1881, I, p. 161.

4. Euripide: Rev. crit., 1879, II, p. 415. Ménandre et la comédie nouvelle: ibid. 1877, I, p. 4t; 1880, II, p. 301; Rev. de philol., 1877, p. 209; Annuaire de l'Association

pour l'encouragement des études grecques, 1877, p. 118.

5. Rev. crit. 1876, II, pp. 293 et 409; 1878, II, p. 438.

6. Rev. crit., 1880, II, 381.

7. Il a rendu compte dans cette Revue de plusieurs livres danois: 1877, I, p. 41. 1877, II, pp. 4, 248 et 289. 1851, I, p. 41.

de lui-même quelques défauts de sa façon d'écrire des premières années; en matière sérieuse son style était net, sobre et grave, tandis que certaines pages qu'il a données à cette Revue sont des modèles de moquerie légère. Il aimait les arts; il lui semblait que son récent voyage d'Italie lui avait révélé les arts plastiques; quant à la musique, il la cultivait avec délices 2.

Par dessus tout, il aimait la science, non point la paléographie, ou la chronologie, ou l'herméneutique, mais la science tout court. Il sentait vivement non-seulement quel lien étroit unit toutes les sciences philologiques ou historiques entre elles, mais quel lien les unit aux sciences de la nature et aux mathématiques. Il avait, en conséquence, des idées arrêtées sur l'organisation de l'enseignement supérieur, et combattait énergiquement toute tendance à l'étroitesse des catégories. Il faisait progresser cet enseignement par ses écrits, par ses leçons, par les collations qu'il faisait pour des érudits français ou étrangers, par son service, très apprécié, à la Bibliothèque de l'Université; il lui fournit un instrument précieux par l'organisation de la Revue des revues, l'un des plus utiles répertoires de philologie qui soient en Europe. Graux ne se désintéressait pas pour cela de l'enseignement secondaire. Il avait entrepris dans cette Revue une croisade contre les mauvaises éditions classiques; il a formulé plus d'une fois, en termes excellents, la méthode à suivre pour faire de bons livres de classe ; et, par ses éditions publiées chez Hachette, il avait commencé d'ajouter l'exemple au précepte.

La mort de Charles Graux est un événement funeste pour la science européenne; déjà ses amis de Paris ont eu le temps de recevoir d'Allemagne, d'Autriche-Hongrie, de Suisse, de Belgique, d'Espagne, d'Italie, des Pays-Bas, de Danemark des témoignages touchants de regret, d'affection et d'estime. Quant à la France, elle a perdu en lui nonseulement un savant de premier ordre, mais un réformateur et un organisateur de sa haute culture; en disparaissant à vingt-neuf ans, il a laissé un vide qui n'est pas près d'être comblé.

1. Voir par exemple l'année 1880, t. II, art. 255.

2. Ritschl aussi était philologue et musicien. Graux en fait la remarque (Rev. crit., 1881, I, p. 68), peut-être en pensant à lui-même.

3. L'idée de la Revue des revues appartient à l'excellent professeur qui a formé Graux, M. Édouard Tournier. L'exécution appartenait à Graux (voir Rev. crit., 1878, I, p. 38). La première année a été dans cette Revue l'objet d'un article de M. Bréal où il y a lieu de relever cette note (1877, II, p. 368): « Les parties rédigées par M. Graux... et par M. Benoist... sont les plus détaillées, ce qui, pour le dire en passant, les rend aussi les plus intéressantes. »

4. Voir par exemple Rev. crit., 1880, I, art. 26, et 1881, I, art. 48.

44. Essai sur l'histoire de l'islamisme par R. Dozy. Traduit du hollandais par Victor CHAUVIN. Leyde, Paris. 1879, vii et 536 pp. in-8°.

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Jésus-Christ d'après Mahomet ou les notions et les doctrines musulmanes sur le christianisme par Ed. SAYOUS. Leipzig, Paris. 1880, 93 p. in-8°.

Les bons livres peuvent attendre la critique vient toujours à temps pour constater le chemin qu'ils ont fait sans avoir eu besoin de son concours et le succès légitime qu'ils ont obtenu sans qu'elle ait eu l'honneur d'y contribuer. Il est plus urgent de dénoncer à la juste sévérité des Orientalistes une œuvre apologétique de missionnaire comme l'Islam, du pasteur John Mühleisen Arnold ', que de signaler à leur faveur une œuvre, qui s'impose par elle-même, comme l'Essai sur l'histoire de l'islamisme de M. Reinhardt Dozy.

C'est dans une collection d'ouvrages destinés à faire connaître « les religions principales 2 » que parut, dès 1863, Het Islamisme de M. Reinhardt Dozy. Immédiatement après, M. Thorbecke, aujourd'hui professeur d'arabe à Heidelberg, comprit qu'en dehors du public hollandais, il fallait gagner d'autres lecteurs à un tel travail : il entreprit, commença et mena, je crois, au-delà de la moitié une traduction allemande, oubliée sans doute dans les cartons, d'ailleurs si remplis, de ce chercheur que la publicité effarouche. M. Victor Chauvin a été moins timide, et, disons-le également, a montré plus d'esprit de suite que son devancier sans se laisser rebuter par la tâche ingrate qu'il avait assumée, il a poursuivi sans relâche l'achèvement de sa traduction française. C'est là un début honorable et dont lui seront reconnaissants tous ceux auxquels il a enfin rendu le livre de M. D. accessible.

M. V. C. a fidèlement et respectueusement traduit le texte qu'il avait eu le bon goût de choisir ; il n'y a rien changé ni dans le fond, ni même dans la forme, malgré les quinze années qui s'étaient écoulées depuis la publication: il nous a redonné, à une date nouvelle, une première édition déjà ancienne. Peut-on approuver sans réserves cette immutabilité pour un livre dont l'auteur est vivant, et où les détails de la composition et du style ne sont pas protégés par quelque intérêt littéraire supérieur? Et même, n'eût-on pas voulu remanier l'ensemble pour ne pas en

1. C'est ce que je me suis empressé de faire dans la Revue critique de 1875, no 135, p. 65, à l'occasion de la traduction allemande (Gütersloh, 1878, in-8°).

2. La collection a été publiée à Haarlem, sous le titre général de De voornamste Godsdiensten. Outre le livre de M. Dozy, elle comprend Tiele, La religion de Zarathrustra; Kuenen, La religion des Israélites; Van Oordt, La religion des Grecs; Ramdenhoff, L'histoire du protestantisme; Pierson, L'histoire du catholicisme. « Actuellement, m'écrit M. le professeur de Goeje, l'Histoire du Bouddhisme, par M. Kern, est sous presse. » Pour la commodité, j'ai donné en français tous ces titres hollandais.

3. J'apprends à l'instant que M. Dozy a donné, en 1880, une deuxième édition révisée de son « Islamisme ». Il est regrettable que les additions et corrections, dont je ne puis apprécier l'importance, n'ayant point le livre sous sa forme nouvelle à ma disposition, n'aient pas profité à la traduction française de M. Victor Chauvin.

détruire l'harmonie, n'aurait-on pas dû au moins se permettre quelques retouches?

Parmi les citations, pour rares qu'elles soient, il y en a qui sont vieillies et font allusion à des temps qui ne sont plus. Lorsque M. D. tenait la plume, il lui était loisible d'appeler M. le docteur Geiger « le savant rabbin de Breslau1». Mais depuis, celui-ci a exercé son ministère à Francfort-sur-le-Mein et, en dernier lieu, à Berlin, où il est mort en 1874. C'est ce que n'ignore pas le bibliographe, qui prépare une continuation de la Bibliotheca arabica de Schnurrer 2, et c'est ce qu'il aurait dû mentionner dans la note. Ailleurs, parlant d'un article publié en 1862, M. D. le cite comme tout récent. Et pourtant, il « y a longtemps » depuis lors, surtout dans une science qui a marché aussi vite. Est-il encore permis, six ans après que cette espérance a été réalisée, d'annoncer comme une bonne nouvelle que M. de Goeje « prépare » une édition du géographe Ibn-Haukal? Ce sont là de menus détails; mais nulle part l'exactitude minutieuse n'est de rigueur comme dans un manuel, où la jeunesse studieuse ira chercher des renseignements précis et n'en doit point rencontrer de surannés.

C'est pour le même motif que parfois j'aurais voulu plus de clarté dans la rédaction. Un exemple suffira. Les Mecquois, avant d'embrasser définitivement la doctrine de Mahomet, lui avaient demandé de reconnaître leurs trois idoles, Allât, Al-Ouzza et Manât; de son côté, Mahomet serait considéré comme l'envoyé d'Allâh. « A la fin, dit notre auteur dans la traduction française 3, Mahomet eut la faiblesse d'y donner son consentement, et il eut alors la révélation d'une sourate (la cinquante-troisième) qu'il récita aux Mecquois assemblés et où se trouvaient les versets suivants : Voyez-vous Allât et Ozzâ, et Manât, qui est la troisième? Ce sont les nobles Gharânik, en l'intercession desquels on peut vraiment espérer. » Quel est le lecteur non initié qui tracera la ligne de démarcation entre les versets : Voyez-vous, etc., qui se trouvent encore dans le Coran (LIII, 19 et 20) et la dernière phrase: Ce sont, etc., que la tradition attribue au prophète, mais qui n'a pas été admise par

1. Traduction française, p. 113, note. Cf. p. 118, n. 1, où il est fait appel à M. Geiger, comme s'il vivait encore, pour « corriger et compléter » un de ses premiers ouvrages.

2. M. Chauvin se propose de refondre, de compléter et de continuer le manuel de bibliographie arabe intitulé : Bibliotheca arabica. Auclam nunc atque integram edidit D. Ch. Frid. de Schnurrer. Halae ad Salam, 1811. In-8°.

3. P. 317, note 2.

4. P. 325. Cette édition a paru à Leyde en 1873, comme deuxième volume de la Bibliotheca geographorum Arabum, ainsi qu'on peut le voir par la couverture même de l'Essai. Quant au géographe Balkhî, dont il est question dans la même note,. M. de Goeje a publié en 1870, dans la même Bibliotheca, vol. I, le remaniement qu'Istakhri a fait de son œuvre, sous le titre de Kitáb-al-masálik.

5. P. 48.

6. Voir surtout Noeldeke, Geschichte des Qoráns, p. 80.

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