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DISCOURS

SUR

LES SATIRIQUES LATINS.*

PREMIÈRE PARTIE.

C'EST dans le cœur humain, beaucoup moins reconnoissant de ce qui le flatte que révolté de ce qui le blesse, qu'il faut chercher le véritable esprit de la satire antique, et telle que nous allons la considérer; esprit qui d'ailleurs est répandu depuis les temps les plus reculés jusqu'à nos jours, dans toutes les productions littéraires faites pour instruire les hommes ou pour les amuser. Homère n'est-il pas de temps en temps satirique 1? Le début de Salluste, dans sa Guerre

*

des

Les lettres renvoient aux notes qui sont au bas pages; et les chiffres, à celles qui se trouvent à la suite du Discours.

1

de Jugurtha, ne forme-t-il pas, jusqu'au moment où Juvénal prit la plume, la satire la plus véhémente que l'on eût encore faite des progrès de la corruption des Romains? Et le seul nom de Tacite ne sera-t-il jours plus formidable pour les tyrans, que celui de la plupart des satiriques de profession? Mais entrons en matière.

pas tou

La satire romaine, grossière et licencieuse dans son origine, subit différentes formes successives. Apès avoir été épurée par Ennius, Pacuvius, et surtout par le redou table Lucilius (a); après avoir été ensuite perfectionnée par des hommes transcendans, elle devint enfin une école de mœurs et de goût : cependant elle enseignoit moins

(a) Lorsque Lucilius, frémissant d'une sainte indignation, s'arme de sa plume, non moins redoutable qu'un glaive étincelant, le criminel, en proie à des frissons internes, rougit, et la sueur des remords dégoutte de son coeur :>>

Ense velut stricto quoties Lucilius ardens
Infremuit, rubet auditor cui frigida mens est

Criminibus, tacita sudant præcordia culpa.

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qu'elle n'encourageoit. Vous avez fait un poëme, disoit Cicéron à Varron, dont l'objet est plutôt d'exciter que d'instruire (a).

Afin d'inspirer aux citoyens des goûts et des penchans qui les fissent commercer entr'eux de la manière la plus agréable et la plus sûre, elle reprenoit les défauts et les vices, c'est-à-dire, ce qui importune et ce qui nuit: ainsi,

L'ardeur de se montrer, et non pas de médire,
Arma la vérité du vers de la satire (b).

Dans le premier cas elle étoit enjouée et badine; dans le second elle étoit grave et sentencieuse: mais quand les droits de l'humanité étoient violés, quand la nature étoit publiquement outragée par des alliances monstrueuses (c), ne pouvant plus se con

(a) Fecisti poema ad impellendum satis, ad docendum parum.

vers 145.

(b) BOILEAU, Art poétique, chant II, (c) « O Mars! protecteur de nos murs, quel funeste génie alluma ces feux criminels dans le cœur des pasteurs latins? Qui donc souffla ces ardeurs détestables au sein de tes enfans! Un homme, illustre par sa naissance et par ses richesses, épouser un autre homme!

tenir, elle méconnoissoit les bienséances et les égards. Quelles que fussent néanmoins son indignation et sa colère, elle aimoit mieux offenser que de haïr.

Observons que par le mot satire on n'entendoit pas alors, comme aujourd'hui, le honteux effort de la haine ou de l'envie, qui ne cherchent qu'à déprécier le mérite à ternir les vertus. Il en étoit de la satire comme de l'histoire : le premier devoir de celle-ci, dit Tacite, est de ne pas laisser languir la vertu dans l'oubli, de faire redou

Dieu de la guerre, tu restes immobile? tu ne frappes pas de ta lance cette indigne contrée ? tu n'implores pas la foudre de ton père? etc. » Juvénal ajoute : « Vivons seulement, nous verrons former en public ces exécrables nœuds, nous les verrons légitimer :>>

O pater urbis!

Unde nefas tantum latiis pastoribus? unde
Hæc tetigit, Gradive, tuos urtica nepotes?

Traditur ecce viro clarus genere atque opibus vir!

Nec galeam quassas, nec terram cuspide pulsas,
Nec quereris patri, etc.

Liceat modo vivere, fient,

Fient ista palam, cupient et in acta referri.

Satir. 11, vers. 126 et seq.

ter au vice l'infamie et la postérité (a). La louange, quoique moins souvent employée que le blâme, étoit donc du ressort d'un vrai satirique.

Le caractère de celui-ci supposoit toujours assez de générosité pour faire croire qu'il étoit plus sensible aux bonnes qualités, que révolté des mauvaises; et dès-lors on le regardoit comme le protecteur des gens de bien, comme l'ennemi déclaré des méchans. Il étoit censé suppléer aux lois, qui ne sauroient tout prévoir, ne doivent pas tout châtier, et qui souvent ont besoin d'être réveillées par les cris d'un sage dénoncia

teur.

Ce que Horace exigeoit de la part du choeur, qui jouoit un rôle passif dans la tragédie des anciens, convient parfaitement à la fonction de satirique telle que je la conçois. Que le choeur, dit-il, accorde aux gens de bien sa faveur et ses conseils; qu'il tem

(a) Præcipuum munus annalium reor, ne virtutes sileantur, utque pravis dictis factisque ex posteritate et infamia metus sit. TACIT, Annal. Lib. 111,

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