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vie et la pensée, ressemble par son harmonie et sa magnificence à quelque Dieu tout-puissant et immortel. Si on l'applique à l'homme, on arrive à considérer les sentiments et les pensées comme des produits naturels et nécessaires, enchaînés entre eux comme les transformations d'un animal ou d'une plante, ce qui conduit à concevoir les religions, les philosophies, les littératures, toutes les conceptions et toutes les émotions humaines comme les suites obligées d'un état d'esprit qui les emporte en s'en allant, qui, s'il revient, les ramène, et qui, si nous pouvons le reproduire, nous donne par contre-coup le moyen de les reproduire à volonté. Voilà les deux doctrines qui circulent à travers les écrits des deux premiers penseurs du siècle, Hegel et Goethe. Ils s'en sont servis partout comme d'une méthode, Hegel pour saisir la formule de toute chose, Gothe pour se donner la vision de toute chose; ils s'en sont imbus si profondément, qu'ils en ont tiré leurs sentiments intérieurs et habituels, leur morale et leur conduite. On peut les considérer comme les deux legs philosophiques que l'Allemagne moderne a faits au genre humain.

IV

Mais ces legs n'ont point été purs, et cette passion pour les vues d'ensemble a gâté ses propres œuvres par son excès. Il est rare que notre esprit puisse

saisir les ensembles nous sommes resserrés dans un coin trop étroit du temps et de l'espace; nos sens n'aperçoivent que la surface des choses; nos instruments n'ont qu'une petite portée; nous n'expérimentons que depuis trois cents ans; notre mémoire est courte et les documents par lesquels nous plongeons dans le passé ne sont que des flambeaux douteux, épars sur un champ immense qu'ils font entrevoir sans l'éclairer. Pour relier les petits fragments que nous pouvons atteindre, il faut le plus souvent supposer des causes ou employer des idées générales tellement vastes, qu'elles peuvent convenir à tous les faits; il faut avoir recours à l'hypothèse ou à l'abstraction, inventer des explications arbitraires ou se perdre dans les explications vagues. Ce sont là, en effet, les deux vices qui ont corrompu la pensée allemande. La conjecture et la formule y ont abondé. Les systèmes ont pullulé les uns par-dessus les autres et débordé en une végétation inextricable, où nul étranger n'osait entrer, ayant éprouvé que chaque matin amenait une nouvelle pousse, et que la découverte définitive proclamée la veille allait être étouffée par une autre découverte infaillible, capable tout au plus de durer jusqu'au lendemain matin. Le public européen s'étonnait de voir tant d'imagination et si peu de bon sens, des prétentions si ambitieuses et des théories si vides, une pareille invasion d'êtres chimériques et un tel regorgement d'abstractions inutiles, un si étrange manque de discernement et un si grand luxe de déraison. C'est que les folies et le

génie découlaient de la même source; une même faculté, démesurée et toute-puissante, produisait les découvertes et les erreurs. Si aujourd'hui on regarde l'atelier des idées humaines tout surchargé qu'il est et encombré de ses œuvres, on peut la comparer à quelque haut fourneau, machine monstrueuse qui, jour et nuit, a flamboyé infatigablement, à demi obscurcie par des vapeurs suffocantes, et où le minerai brut, empilé par étages, a bouillonné pour descendre en coulées ardentes dans les rigoles où il s'est figé. Nul autre engin n'eût pu fondre la masse informe empâtée par les scories primitives; il a fallu, pour la dompter, cette élaboration obstinée et cette intense chaleur. Aujourd'hui les coulées inertes jonchent la terre; leur poids rebute les mains qui les touchent; si on veut les ployer à quelque usage, elles résistent ou cassent: telles que les voilà, elles ne peuvent servir; et cependant telles que les voilà, elles sont la matière de tout outil et l'instrument de toute œuvre; c'est à nous de les refondre. Il faut que chaque esprit les reporte à sa forge, les épure, les assouplisse, les reforme et retire du bloc grossier le pur métal.

V

Mais chaque esprit les reforgera selon la structure de son propre foyer; car toute nation a son génie original dans lequel elle moule les idées qu'elle prend ailleurs. Ainsi l'Espagne, au seizième et au dix

septième siècle, a renouvelé avec un autre esprit la peinture et la poésie italiennes. Ainsi les puritains et les jansénistes ont repensé dans des cadres neufs le protestantisme primitif. Ainsi les Français du dix-huitième siècle ont élargi et publié les idées libérales que les Anglais avaient appliquées ou proposées en religion et en politique. Il en est de même aujourd'hui. Les Français ne peuvent atteindre du premier coup, comme les Allemands, les hautes conceptions d'ensemble. Ils ne savent marcher que pas à pas, en partant des idées sensibles, en s'élevant insensiblement aux idées abstraites, selon les méthodes progressives et l'analyse graduelle de Condillac et de Descartes. Mais cette voie plus lente conduit presque aussi loin que l'autre, et par surcroît elle évite bien des faux pas. C'est par elle nous parviendrons à corriger et à comprendre les vues de Hegel et de Goethe, et si l'on regarde autour de soi les idées qui percent, on découvre que nous y arrivons déjà. Le positivisme, appuyé sur toute l'expérience moderne, et allégé, depuis la mort de son fondateur, de ses fantaisies sociales et religieuses, a repris une nouvelle vie en se réduisant à marquer la liaison des groupes naturels et l'enchaînement des sciences établies. D'autre part, l'histoire, le roman et la critique, aiguisés par les raffinements de la culture parisienne, ont fait toucher les lois des événements humains; la nature s'est montrée comme un ordre de faits, l'homme comme une continuation de la nature; et l'on a vu un esprit supérieur, le

que

plus délicat, le plus élevé qui se soit montré de nos jours, reprenant et modérant les divinations allemandes, exposer en style français tout ce que la science des mythes, des religions et des langues emmagasine au delà du Rhin depuis soixante ans1.

VI

La percée est plus difficile en Angleterre; car l'aptitude aux idées générales y est moindre et la défiance contre les idées générales y est plus grande; on y rejette de prime abord tout ce qui de près ou de loin semble capable de nuire à la morale pratique ou au dogme établi. L'esprit positif semble en devoir exclure toutes les idées allemandes; et cependant c'est l'esprit positif qui les introduit. Par exemple, les théologiens, ayant voulu se représenter avec une netteté et une certitude entière les personnages du Nouveau Testament ont supprimé l'auréole et la brume dans lesquelles l'éloignement les enveloppait; ils se les sont figurés avec leurs vêtements, leurs gestes, leur accent, avec toutes les nuances d'émotion que leur style a notées, avec le genre d'imagination que leur siècle leur a imposé, parmi les paysages qu'ils ont regardés, parmi les monuments devant lesquels ils ont parlé, avec toutes les circonstances physiques ou morales que l'érudi

1. M. Renan. 2. Principalement M. Stanley et M. Jowett.

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