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« ces pauvres enveloppes impies, de ces nomenclatures, de ces ouï-dire scientifiques» qui nous empêchent d'ouvrir les yeux et de voir tel qu'il est le redoutable mystère des choses. « La science athée bavarde misérablement du monde, avec ses classifications, ses expériences, et je ne sais quoi encore, comme si le monde était une misérable chose morte, bonne pour être fourrée en des bouteilles de Leyde et vendue sur des comptoirs. C'est une chose vivante, une chose ineffable et divine, devant laquelle notre meilleure attitude, avec toute la science qu'il vous plaira, est toujours la génération, le prosternement pieux, l'humilité de l'âme, l'adoration du silence, sinon des paroles 1. » En effet, telle est l'attitude ordinaire de Carlyle. C'est à la stupeur qu'il aboutit. Au delà et au-dessous des choses, il aperçoit comme un abîme, et s'interrompt par des tressaillements. Vingt fois, cent fois dans l'histoire de la révolution française, on le voit qui abandonne son récit et qui rêve. L'immensité de la nuit noire où surgissent pour un instant les apparitions humaines, la fatalité du crime qui une fois commis

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1. Atheistic science babbles poorly of it, with scientific nomenclatures, experiments and what not, as if it were a poor dead thing, to be bottled up in Leyden jars, and sold over counters. But the natural sense of man, in all times, if he will honestly apply his sense, proclaims it to be a living thing — ah, an unspeakable, godlike thing, towards which the best attitude for us, after never so much science, is awe, devout prostration and humility of soul, worship if not in words, then in silence. (On Heroes, p. 3.)

2. Wonder.

reste attaché à la chaîne des choses comme un chaînon de fer, la conduite mystérieuse qui pousse toutes ces masses flottantes vers un but ignoré et inévitable, ce sont là les grandes et sinistres images qui l'obsèdent. Il songe anxieusement à ce foyer de l'Être, dont nous ne sommes que les reflets. Il marche plein d'alarmes parmi ce peuple d'ombres, et il se dit qu'il en est une. Il se trouble à la pensée que ces fantômes humains ont leur substance ailleurs et répondront éternellement de leur court passage. Il s'écrie et frémit à l'idée de ce monde immobile, dont le nôtre n'est que la figure changeante. Il y devine je ne sais quoi d'auguste et de terrible. Car il le façonne et façonne le nôtre à l'image de son propre esprit; il le définit par les émotions qu'il en tire et le figure par les impressions qu'il en reçoit. Un chaos mouvant de visions splendides, de perspectives infinies s'émeut et bouillonne en lui au moindre événement qu'il touche; les idées affluent, violentes, entrechoquées, précipitées de tous les coins de l'horizon parmi les ténèbres et les éclairs ; sa pensée est une tempête: et ce sont les magnificences, les obscurités et les terreurs d'une tempête qu'il attribue à l'univers. Une telle conception est la source véritable du sentiment religieux et moral. L'homme qui en est pénétré passe sa vie, comme les puritains, à vénérer et à craindre. Carlyle passe sa vie à exprimer et à imprimer la vénération et la crainte, et tous ses livres sont des prédications.

V

Voilà certes un esprit étrange, et qui nous fait réfléchir. Rien de plus propre à manifester des vérités que ces êtres excentriques. Ce ne sera pas mal employer le temps que de chercher à celui-ci sa place, et d'expliquer par quelles raisons et dans quelle mesure il doit manquer ou atteindre la beauté et la vérité.

Sitôt que vous voulez penser, vous avez devant vous un objet entier et distinct, c'est-à-dire un ensemble de détails liés entre eux et séparés de leurs alentours. Quel que soit l'objet, arbre, animal, sentiment, événement, il en est toujours de même; il a toujours des parties, et ces parties forment toujours un tout ce groupe plus ou moins vaste en comprend d'autres et se trouve compris en d'autres, en sorte que la plus petite portion de l'univers, comme l'univers entier, est un groupe. Ainsi tout l'emploi de la pensée humaine est de reproduire des groupes. Selon qu'un esprit y est propre ou non, est capable, ou incapable. Selon qu'il peut reproduire des groupes grands ou petits, il est grand ou petit. Selon qu'il peut produire des groupes complets ou seulement certaines de leurs parties, il est complet ou partiel.

il

Qu'est-ce donc que reproduire un groupe? C'est d'abord en séparer toutes les parties, puis les ranger

en files selon leurs ressemblances, ensuite former ces files en familles, enfin réunir le tout sous quelque caractère général et dominateur; bref, imiter les classifications hiérarchiques des sciences. Sans doute; mais la tâche n'est point finie là; car cette hiérarchie n'est point un arrangement artificiel et extérieur, mais une nécessité naturelle et intérieure. Les choses ne sont point mortes, elles sont vivantes; il y a une force qui produit et organise ce groupe, qui rattache les détails et l'ensemble, qui répète le type dans toutes ses parties. C'est cette force que l'esprit doit reproduire en lui-même avec tous ses effets; il faut qu'il la sente par contre-coup et par sympathie, qu'elle engendre en lui le groupe entier, qu'elle se développe en lui comme elle s'est développée hors de lui, que la série d'idées intérieures imite la série des choses extérieures, que l'émotion s'ajoute à la conception, que la vision achève l'analyse, que l'esprit devienne créateur comme la nature. Alors seulement nous pourrons dire que nous connaissons.

Tous les esprits entrent dans l'une ou l'autre de ces deux voies. Elles les divisent en deux grandes classes et correspondent à des tempéraments opposés. Dans la première sont les simples savants, les vulgarisateurs, les orateurs, les écrivains, en général les siècles classiques et les races latines; dans la seconde sont les poëtes, les prophètes, ordinairement les inventeurs, en général les siècles romantiques et les races germaniques. Les premiers vont

pas à pas, d'une idée dans l'idée voisine; ils sont méthodiques et précautionnés; ils parlent pour tout le monde et prouvent tout ce qu'ils disent; ils divisent le champ qu'ils veulent parcourir en compartiments préalables, pour épuiser tout leur sujet; ils marchent sur des routes droites et unies, pour être sûrs de ne tomber jamais; ils procèdent par transitions, par énumérations, par résumés; ils avancent de conclusions générales en conclusions plus générales; ils font l'exacte et complète classification du groupe. Quand ils dépassent la simple analyse, tout leur talent consiste à plaider éloquemment des thèses; parmi les contemporains de Carlyle, Macaulay est le modèle le plus achevé de ce genre d'esprit. - Les autres, après avoir fouillé violemment et confusément dans les détails du groupe, s'élancent d'un saut brusque dans l'idée mère. Ils le voient alors tout entier; ils sentent les puissances qui l'organisent; ils le reproduisent par divination; ils le peignent en raccourci par les mots les plus expressifs et les plus étranges; ils ne sont pas capables de le décomposer en séries régulières, ils aperçoivent toujours en bloc. Ils ne pensent que par des concentrations brusques d'idées véhémentes. Ils ont la vision d'effets lointains ou d'actions vivantes; ils sont révélateurs ou poëtes. M. Michelet chez nous est le meilleur exemple de cette forme d'intelligence, et Carlyle est un Michelet anglais.

Il le sait, et prétend fort bien que le génie est une

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