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L'imagination de Dickens ressemble à celle des monomanes. S'enfoncer dans une idée, s'y absorber, ne plus voir qu'elle, la répéter sous cent formes, la grossir, la porter, ainsi agrandie, jusque dans l'œil du spectateur, l'en éblouir, l'en accabler, l'imprimer en lui si tenace et si pénétrante, qu'il ne puisse plus l'arracher de son souvenir, ce sont là les grands traits de cette imagination et de ce style. En cela, David Copperfield est un chef-d'œuvre. Jamais objets ne sont restés plus visibles et plus présents dans la mémoire du lecteur que ceux qu'il décrit. La vieille maison, le parloir, la cuisine, le bateau de Peggotty, et surtout la cour de l'école, sont des tableaux d'intérieur dont rien n'égale le relief, l'énergie et la précision. Dickens a la passion et la patience des peintres de sa nation : il compte un à un les détails, il note les couleurs différentes des vieux troncs d'arbres; il voit le tonneau fendu, les dalles verdies et cassées, les crevasses des murs humides; il distingue les singulières odeurs qui en sortent; il marque la grosseur des taches de mousse, il lit les noms d'écoliers inscrits sur la porte et s'appesantit sur la forme des lettres. Et cette minutieuse description n'a rien de froid; si elle est si détaillée, c'est que la contemplation était intense; elle prouve sa passion par son exactitude. On sentait cette passion sans s'en rendre compte; on la distingue tout d'un coup au bout de la page les témérités du style la rendent visible, et la violence de la phrase atteste la violence de l'impression. Des métaphores excessives font passer de

vant l'esprit des rêves grotesques. On se sent assiégé de visions extravagantes. M. Mell prend sa flûte, ety souffle, dit Copperfield, << au point que je finissais par penser qu'il ferait entrer tout son être dans le grand trou d'en haut pour le faire sortir par les clefs d'en bas. >> Tom Pinch, désabusé, découvre que son maître Pecksniff est un coquin hypocrite. « Il avait été si longtemps accoutumé à tremper dans son thé le Pecksniff de son imagination, à l'étendre sur son pain, à le savourer avec sa bière, qu'il fit un assez pauvre déjeuner le lendemain de son expulsion. » On pense aux fantaisies d'Hoffmann; on est pris d'une idée fixe et l'on a mal à la tête. Ces excentricités sont le style de la maladie plutôt que de la santé.

Aussi Dickens est-il admirable dans la peinture des hallucinations. On voit qu'il éprouve celles de ses personnages, qu'il est obsédé de leurs idées, qu'il entre dans leur folie. En sa qualité d'Anglais et de moraliste, il a décrit nombre de fois le remords. Peut-être dira-t-on qu'il en fait un épouvantail, et qu'un artiste a tort de se transformer en auxiliaire du gendarme et du prédicateur. Il n'importe; le portrait de Jonas Chuzzlewit est si terrible, qu'on peut lui pardonner d'être utile. Jonas, sorti en cachette de sa chambre, a tué en trahison son ennemi, et croit dorénavant respirer en paix; mais le souvenir du meurtre, comme un poison, désorganise insensiblement son esprit. Il n'est plus maître de ses idées; elles l'emportent avec la fougue d'un cheval effaré. II

pense incessamment et en frissonnant à la chambre où on le croit endormi. Il voit cette chambre, il en compte les carreaux, il imagine les longs plis des rideaux sombres, les creux du lit qu'il a défait, la porte à laquelle on peut frapper. A mesure qu'il veut se détacher de cette vision, il s'y enfonce; c'est un gouffre ardent où il roule en se débattant avec des cris et des sueurs d'angoisse. Il se suppose couché dans ce lit, comme il devrait y être, et au bout d'un instant il s'y voit. Il a peur de cet autre lui-même. Le rêve est si fort, qu'il n'est pas bien sûr de n'être pas là-bas à Londres. « Il devient ainsi son propre spectre et son propre fantôme. » Et cet être imaginaire, comme un miroir, ne fait que redoubler devant sa conscience l'image de l'assassinat et du châtiment. Il revient, et se glisse en pâlissant jusqu'à la porte de sa chambre. Lui, homme d'affaires, calculateur, machine brutale des raisonnements positifs, le voilà devenu aussi chimérique qu'une femme nerveuse. Il avance sur la pointe du pied, comme s'il avait peur de réveiller l'homme imaginaire qu'il se figure couché dans le lit. Au moment où il tourne la clef dans la serrure, une terreur monstrueuse le saisit si l'homme assassiné allait se lever là, devant lui! Il entre enfin, et s'enfonce dans son lit, brûlé par la fièvre. Il relève les draps sur ses yeux, pour essayer de ne plus voir la chambre maudite; il la voit mieux encore. Le froissement des couvertures, le bruissement d'un insecte, les battements de son cœur, tout lui crie: Assassin! L'esprit fixé avec une

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frénésie d'attention sur la porte, il finit par croire qu'on l'ouvre, il l'entend grincer. Ses sensations sont perverties; il n'ose s'en défier, il n'ose plus y croire, et dans ce cauchemar, où la raison engloutie ne laisse surnager qu'un chaos de formes hideuses, il ne trouve plus rien de réel que l'oppression incessante de son désespoir convulsif. Dorénavant toutes ses pensées, tous ses dangers, le monde entier disparaît pour lui dans une seule question : quand trouveront-ils le cadavre dans le bois? Il s'efforce d'en arracher sa pensée; elle y reste imprimée et collée; elle l'y attache comme par une chaîne de fer. Il se figure toujours qu'il va dans le bois, qu'il s'y glisse sans bruit, à pas furtifs, en écartant les branches, qu'il approche, puis approche encore, et qu'il chasse « les mouches répandues sur la chair par files épaisses, comme des monceaux de groseilles séchées. » Et toujours il aboutit à l'idée de la découverte ; il en attend la nouvelle, écoutant passionnément les cris et les rumeurs de la rue, écoutant lorsqu'on sort ou lorsqu'on entre, écoutant ceux qui descendent et ceux qui montent. En même temps, il a toujours sous les yeux ce cadavre abandonné dans le bois; il le montre mentalement à tous ceux qu'il aperçoit, comme pour leur dire « Regardez! connaissez-vous cela? Me soup: çonnez-vous? »> « Le supplice de prendre le corps dans ses bras, et de le poser, pour le faire reconnaître, aux pieds de tous les passants, ne serait point plus lugubre que l'idée fixe à laquelle sa conscience l'a

condamné. >>

Jonas est sur le bord de la folie. D'autres y sont tout à fait. Dickens a fait trois ou quatre portraits de fous, très-plaisants au premier coup d'œil, mais si vrais, qu'au fond ils sont horribles. Il fallait une imagination comme la sienne, déréglée, excessive, capable d'idées fixes, pour mettre en scène les maladies de la raison. Il y en a deux surtout qui font rire et qui font frémir: Augustus, le maniaque triste, qui est sur le point d'épouser miss Pecksniff, et le pauvre M. Dick, demi-idiot, demi-monomane, qui vit avec miss Trotwood. Comprendre ces exaltations soudaines, ces tristesses imprévues, ces incroyables soubresauts de la sensibilité pervertie, reproduire ces arrêts de pensée, ces interruptions de raisonnement, cette intervention d'un mot toujours le même qui brise la phrase commencée et renverse la raison renaissante; voir le sourire stupide, le regard vide, la physionomie niaise et inquiète de ces vieux enfants hagards qui tâtonnent douloureusement d'idées en idées, et se heurtent à chaque pas au seuil de la vérité qu'ils ne peuvent franchir, c'est là une faculté qu'Hoffmann seul eut au même degré que Dickens. Le jeu de ces raisons délabrées ressemble au grincement d'une porte disloquée : il fait mal à entendre. On y trouve, si l'on veut, un éclat de rire discordant; mais on y découvre mieux encore un gémissement et une plainte, et l'on s'effraye en mesurant la lucidité, l'étrangeté, l'exaltation, la violence de l'imagination qui a enfanté de telles créatures, qui les a portées et soutenues jusqu'au bout sans fléchir, et

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