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INTRODUCTION.

LES Lois, comme la République, sont un souvenir, et quelquefois une copie de Platon; mais un souvenir libre et inspirateur, une large et haute imitation. En copiant, Cicéron reste lui-même; il crée, en imitant. Platon avait fait des lois idéales pour une république imaginaire : « Platon écrit des lois non pour les hommes tels qu'ils sont, mais tels qu'ils devraient être1; » Cicéron, pour une république réelle, bâtie à l'image de la république romaine, propose des lois positives, praticables, des lois nationales. Il avait vu, dans la constitution de Rome, la meilleure forme de gouvernement; il voit, dans les lois romaines, les meilleures lois possibles.

C'est là la grande différence du génie grec et du génie latin. Le génie grec, hardi, créateur, fantastique, ardent, cherche en tout le grand et l'idéal; la Grèce est pour lui trop étroite, le monde réel trop nu et trop sévère; il lui faut pour domaine l'humanité, pour carrière tout le vaste champ de l'imagination. Ainsi ne va pas le génie romain: grave et positif, plus juste et plus vigoureux que souple et hardi, il quitte rarement les faits pour les théories. Ses yeux toujours attachés sur le Capitole, y ramènent tous les peuples, y rattachent toute l'humanité; la ville éternelle est pour lui le centre de l'univers, le type primitif et impérissable : lois, religions,

1. ATHÉNÉE, liv. vi.

2. (c

Facilius autem, quod est propositum, consequar, si nostram rempublicam.... quam si mihi aliquam, ut apud Platonem Socrates, ipse finxero. » (De Republ., lib. 1, c. 1.)

mœurs, idiomes, tout en doit prendre la forme, en reproduire les coutumes. Si un moment il remonte, sur les traces du génie grec, aux sources saintes et profondes du droit; s'il s'élève dans la région sublime des idées et du beau, pour y découvrir cette loi antérieure à toutes les lois, ce type éternel du juste, reflet brillant et immortel de la Divinité, il ređescend bientôt de ces hauteurs métaphysiques aux simples proportions de la constitution romaine.

C'est une surprise fâcheuse, après avoir parcouru, dans. le premier livre des Lois, les régions les plus élevées de l'idéal et de l'éternel, de retomber brusquement, dans le deuxième livre, au simple détail des lois civiles et politiques de Rome. Dans le premier livre même, Cicéron n'avait pas long-temps suivi Platon; ce monde des idées primitives, où le poète philosophe, plein des antiques et mystérieuses inspirations. de l'Égypte, avait emporté le consul romain, l'avait bientôt ébloui et confondu. Pour son génie grave, pour sa philosophie pratique, la philosophie théocratique, le génie rêveur de l'Athénien, sont trop hardis et trop cosmopolites. Aussi n'est-ce point à Platon, comme l'ont cru à tort quelques commentateurs, que sont empruntées la plupart des pensées et définitions du premier livre la raison romaine, exacte et précise, a été chercher, au sein de la philosophie grecque, des autorités sinon plus imposantes, du moins plus solides que l'autorité de Platon.

Parmi les sectes philosophiques de la Grèce, il en est une qui, par son génie austère, ses fortes maximes, ses doctrines élevées tout ensemble et positives, se rapproche merveilleusement du génie latin : c'est à cette école que les derniers Romains restés fidèles à la liberté et à la vertu, demanderont des forces et des encouragemens; c'est elle qui leur apprendra à vivre libres sous la tyrannie, ou à lui échapper par la mort; doctrine de résignation plus que de courage, de résistance plus que de progrès, le stoïcisme sera pour le vieux monde tomain chancelant, un appui et une consolation.

Le stoïcisme, doctrine pratique, s'était de bonne heure, et plus que tout autre école, occupé de politique. Chrysippe avait écrit sur les lois. Le Portique est donc, dans le premier livre, le maître et le guide principal de Cicéron; c'est au stoïcisme qu'il doit les belles définitions de la loi', de Dieu, de l'homme. Platon n'y apparaît que rarement, et il y figure par les éloges mêmes que lui donne Cicéron, plus que par les emprunts qu'il lui fait. Ce que Cicéron imite surtout de Platon, c'est le style2: le style est pour lui un sujet de noble et intéressante rivalité. Et c'est là, en effet, la grande gloire des ouvrages philosophiques de Cicéron, leur originalité véritable. Cicéron a créé, sous ce rapport, plus encore que pour l'éloquence, la langue romaine, qui, nulle part, plus que dans ce premier livre des Lois, n'étale sa magnificence, sa grandeur et sa richesse.

Le deuxième livre, s'il n'offre pas les beautés de style et les hautes pensées qui éclatent dans le premier; si, comme nous l'avons dit, Cicéron abandonne, sans une gradation assez ménagée, les principes fondamentaux du droit, pour en chercher, dans les lois romaines, un exemple et une application que l'on n'y aperçoit pas toujours, ce livre instruit et attache par d'autres mérites. Cette langue solennelle du droit que Cicéron emploie pour donner aux lois qu'il proclame une majesté plus religieuse, une plus auguste sanction; ces antiques formules de la jurisprudence romaine, ces archaïsmes de la loi des Douze-Tables, toute cette vieille sagesse italique si savamment évoquée dans les termes qui la gravèrent pour l'éternité aux premiers siècles de Rome, tout cela offre à la philologie des découvertes aussi curieuses, que le fond même

I.

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Ce que Cicéron dit de la loi, il l'a emprunté non à Platon, mais aux stoïciens. C'est une grave erreur, de croire que toute cette dissertation est platonique.» (Turnèbe.)

2. Nihil enim tam dissimile est, quam vel ea, quæ ante dixisti, vel hoc ipsum legis exordium. Unum illud mihi videris imitari, orationis genus. ». (De Leg., lib. 11, c. 7.)

de ces lois présente au philosophe et au législateur d'intérêt et d'instruction.

Rome tout entière est là en effet; la Rome religieuse, avec ses augures, ses consécrations, ses fêtes funèbres, son grave et mélancolique génie; Rome tout enveloppée encore dans les langes théocratiques de l'Étrurie : car on ne saurait, en lisant attentivement le code religieux de Rome, s'empêcher de reconnaître qu'il a été tout entier écrit sous une inspiration plus ancienne et plus forte que l'influence grecque. On y retrouve partout, et les sombres et religieux vestiges de l'Étrurie, et l'unité puissante d'une forme théocratique, qui, empreinte sur le front de Rome, à son berceau, ne s'est point effacée dans son âge mûr, et même à sa vieillesse. L'orgueil romain a vainement voulu oublier et faire disparaître cette première influence de l'Étrurie sur Rome : elle perce et se manifeste dans les réticences comme dans les révélations de l'histoire. En vain Tite-Live veut cacher cette première et grande défaite du peuple-roi, et présenter comme une soumission passagère, ce qui fut une longue et dure servitude; ses expressions, tout adoucies qu'elles sont (urbe dedita), trahissent involontairement la vérité. Plus tard, les débris mêmes de la Rome antique, de la Rome pontificale, vinrent donner un démenti à la vanité des premiers siècles de la ville éternelle. Vespasien, au rapport de Suétone, ayant fait rechercher avec soin les inscriptions gravées sur l'airain qui étaient restées ensevelies sous la terre depuis l'invasion de Rome par les Gaulois, on en découvrit trois mille; et l'on sut alors que loin d'avoir fait trembler Porsenna, Rome avait été obligée de se rendre à ce prince. Porsenna accorda la paix aux Romains; mais il la leur accorda rigoureuse et même humiliante i les réduisit à l'état de colons, et ne leur permit l'usage du fer, que pour l'agriculture'. Il ne leur laissa aucun territoire au delà du Tibre, du côté de l'Étrurie, et ce

:

1. PLINE LE NATURALISTE, liv. xxxiv, ch. 14.

ne fut que plusieurs années après, qu'il daigna leur abandonner un champ nommé les Sept-Bourgades, qu'ils avaient été contraints de lui céder.

Cet asservissement politique de Rome à l'Étrurie a dû ca-. cher un autre asservissement et plus durable et plus complet. Rome n'a peut-être été pendant long-temps qu'une ville étrusque; et son premier idiome, l'idiome étrusque, dont un des dialectes se retrouve dans l'osque, si l'osque lui-même n'est l'étrusque altéré. C'était là, sans doute, la langue primitive, celle que Varron appelle la langue des dieux ; et les livres Sibyllins présentés à Tarquin étaient probablement écrits en langue étrusque. Les historiens, qui ne pouvaient ni méconnaître ni nier cette profonde empreinte de l'Étrurie sur le Latium, l'ont attribuée à la conquête, quand ils la devaient attribuer à l'esclavage. Ils ont dit que Rome avait pris à l'Étrurie ses insignes militaires et religieux comme les dépouilles de la guerre. L'histoire ici se contredit elle-même; ce que Florus dit de Tarquin', Macrobe le dit de Tullus Hostilius. Il est plus probable que, jusqu'à l'expulsion des Tarquins, Rome fut une colonie étrusque, et que de l'Étrurie elle reçut plus qu'elle ne les conquit et les sacerdoces et les magistratures, qui ne sont autre chose que le sacerdoce étrusque.

Même après s'être affranchie de la domination politique de l'Etrurie, Rome n'en put aussi vite et aussi facilement briser la domination religieuse. L'Étrurie reste maîtresse de Rome; elle la gouverne par ses augures; elle la console ou l'effraie

I. «

· Duodecim namque Tusciæ populos frequentibus armis subegit (Tarquinius). Inde fasces, trabeæ, curules, annuli, phaleræ, paludamenta, prætexta; inde, quod aureo curru quatuor equis triumphatur; togæ pictæ, tunicæque palmatæ, omnia denique decora et insignia quibus imperii dignitas eminet. » (Lib. 1, c. 5.)

2.

« Tullus Hostilius hosti filius rex Romanorum tertius debellatis Etruscis sellam curulem lictoresque, et fogam pictam atque prætextam, quæ insignia magistratuum etruscorum erant, primus ut Romæ haberentur instituit. » (Saturn., lib. 1, c. 5.)

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