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LA COMÉDIE DIVINE. Edgar Quinet, Les Revolutions d'Italie,

Chap. VII.

grand inventeur de style, un grand cord complet de la Comédie divine. Le créateur de langue égaré dans une con- démon couve le fond de l'abîme en ception de ténèbres, un immense frag- même temps que l'aile des séraphins ment de poète dans un petit nombre de traverse les jardins de l'Ethérée. Cette fragments de vers gravés, plotôt qu'é- infinité de joie qui confine à cette infinité trits, avec le ciseau de ce Michel-Ange de douleur, cet écho infernal qui répond de la poésie; une trivialité grossière à un écho emparadisé, cet abîme qui qui descend jusqu'au cynisme du mot vous enveloppe dans tous les sens, cette et jusqu'à la crapule de l'image; une malédiction qui répond à cette bénédicquintessence de théologie scholastique tion, cet ordre dans l'incommensurable, qui s'élève jusqu'à la vaporisation de c'est la pensée qui donne le prix à toutes l'idée; enfin, pour tout dire d'un mot, les autres. A cela joignez, pour ac un grand homme et un mauvais livre. croître la réalité de la cité de l'abîme, le cortége des souvenirs poignants que le poëte emporte avec lui, le sentiment de personnalité qui non-seulement survit, mais semble encore s'exalter dans la mort. Les hérésies avaient déjà, pour Comme dans chaque détail d'une un moment, ébranlé le vieux dogme. cathédrale vous retrouvez le caractère Mais il était une chose qu'aucune secte de l'ensemble, de même dans chaque n'avait encore mise en doute au treizième partie du poëme de Dante vous retrou- siècle : la fois dans l'immortalité et la vez en abrégé toutes les autres. Les résurrection. On croyait à cet empire souvenirs politiques dominent dans des morts, au moins autant qu'à l'empire l'Enfer; la politique s'unit à la philosophie dans le Purgatoire, la philosophie à la théologie dans le Paradis; en sorte que dans ce long itinéraire, les bruits du monde s'évanouissent peu à peu et achèvent de se perdre dans l'extase des derniers chants. Il y a dans l'Enfer des éclairs d'une joie perdue qui rappellent et entr'ouvrent le Paradis; il y a dans le Paradis des plaintes lamentables, des prophéties de malheur comme si le firmament luimême s'abîmait dans le gouffre, et que l'extrême douleur ressaisît l'homme au sein de l'extrême joie.

Diviser par fragments le poëme de Dante, comme on le fait ordinairement, c'est le méconnaître; il faut au moins suivre une fois, tout d'une haleine, le počte dans ces trois mondes qui se touchent, embrasser d'un seul regard l'horizon des ténèbres et de la lumière, suivre le chemin de la torture qui mène à la félicité, recueillir tout les échos de douleur et de joie qui s'appellent sans trouver de réponse, et place au sommet du poëme, s'orienter dans la cité du Dieu et du Démon: il faut entendre une fois le mistrere des damnés dans les fleuves de sang, en même temps que lhosannah des bienheureux, puisque c'est de ce mélange que se forme l'ac

des vivants; et comme les esprits s'en
étaient beaucoup plus occupes, on le
connaissait mieux que le monde visible.
i es familles humaines étaient si cer-
taines de se retrouver là, chacune avec
sa langue, son accent, sa physionomie!
Chez Dante, ce ne sont pas seulement
les personnes, mais aussi les choses, les
objets, les lieux aimés qui sont trans-
portés dans le pays des morts. Vous
retrouvez dans l'Enfer les châteaux forts,
les villes, les murailles crénelées, le
ponts-levis des Guelfes et des Gibelins
Chaque endroit de l'abîme est décrit
avec une précision qui vous le fait toucher
du doigt. La Jérusalem mystique est
construite des débris de Florence.
principaux lieux de l'Italie reparaissent
assombris par le triste soleil des morts.
C'est le beau lac de Garda, ce sont les
lagunes de Venise, ou les digues de la
Brenta, ou les flancs minés des Alpes
Tarentines qui forment en partie l'horizon
de la cité éternelle. Ce mélange de
merveilleux et de réel vous saisit à chaque
pas; c'est encore l'Italie, mais renversée,
du haut des monts, au bruit de la trompe
des archanges, sous les pieds du dernier
juge.

Les

Le désordre, le chaos, tous les tons qui se brisent, voilà le génie véritablement satanique. Plus la confusion est

d'Ugolin, m'entraînent sans défense au sein de l'Infini lui-même.

L'homme écrasé par sa propre pensée, voilà une situation que le génie antique

grande, plus les inventions sont effrénées, et moins vous soupçonnez l'art de les avoirs arrangées pour un effet du moment. Le comble de l'art, ici, est d'être naturellement désordonné. L'an- ne connaissait pas; elle conduit à un tiquité grecque venant à se rencontrer principe tout nouveau de style. Vous avec le moyen âge, produit une disso- avez vu dans le tableau du jugement der nance effroyable, harmonie de l'enfer. nier de Michel-Ange, les esprits effrayés Quand l'esprit se heurte à ces anachro- par le son de la trompette des anges et nismes monstrueux qui enchaînent à la par la splendeur du Christ juge, se même pensée, souvent à la même place, couvrir les yeux de leurs mains. C'est les païens et les chrétiens, mêlant indis- là un geste naturel au Dante. Plus sa tinctement toutes les générations, joi- pensée est formidable, et plus il craint de gnant Pyrrhus et Attila, il semble que l'augmenter par ses paroles; il la cache, les différences des siècies s'effacent, et la retient sous une expression qui semble que le temps même disparaisse dans le d'abord l'atténuer; mais la lumière maupoëme de l'éternité. dite perce plus formidable sous ce voile. L'écho de l'enfer rugit avec plus de force sous ces paroles détournées qui semblaient d'abord faites pour l'étouffer.

talité n'a jamais pénétré dans le cœur de ces damnés. Puis, une partie de ces morts sont d'hier; et cependant, qu'ils ont appris de choses dans les Élysées du Christ! ils se souviennent du passé; ils prévoient l'avenir; ils n'ignorent que le présent.

Quelles sont, au milieu de ce chaos, les relations du poëte et du poëme? L'auteur tremble devant ses propres conceptions. Pendant que les appariLes seuls êtres qui n'effrayent pas tions surgissent, il voudrait fermer ses Dante et qui paraissent ses interlocuteurs yeux et ses oreilles. Vous voyez une naturels, ce sont les morts. Comme il ceuvre formidable, qui s'accomplit, pour converse familièrement avec eux ! quelle ainsi dire, d'elle-même, et l'auteur qui intimité d'une nature toute nouvelle! I demande grâce à son génie. C'est en est vrai que ce ne sont plus seulement vain; l'œuvre inexorable se déroule ; des fantômes comme dans l'antiquité; elle s'accroît comme une force invincible, jamais, au contraire, sous le soleil, vies elle entraîne avec elle le poëte. Muse ne furent plus ardentes, ni personnalités assurément infernale, elle l'entoure, l'in-plus indestructibles! Au milieu de vestit de toutes parts; malgré ses trem- toutes les tortures, le doute en l'immorblements, ses cris étouffés, elle le précipite de tourbillons en tourbillons, de terreurs en terreurs. Les puissances de son esprit évoquées, Dante ne s'appartient plus; il a tracé autour de lui le cercle des incantations, il n'en sortira pas. Portant d'avance son châtiment, il tente de rentrer dans le monde réel; mais cela lui est Sans doute, les supplices semblent impossible. Aussi suis-je tout près de le trop matériels; mais n'oubliez pas qu'ils croire quand, accablé sous le poids de sa ne sont que le signe du supplice intérieur, pensée, épouvanté par son œuvre, il ni Farinata, ni Bertrand de Born, n m'appelle et me dit: "Lecteur, je Ugolin, ni Françoise de Rimini, ces t'assure que je l'ai vu, et mes cheveux en figures si connues qui parlent en pleurant, sont encore hérissés de peur." Comme ne se plaignent des blessures de leurs je ne puis m'empêcher de donner ma corps, de la tempête éternelle, du bitume sympathie et mon coeur à cet homme brûlant, ou du lac glacé. Ils n'accusent si simple qui m'appelle à son secours et que la blessure intérieure ; et peut-être tend vers moi les mains, je le suis des jamais l'obsession de la pensée n'a-t-elle yeux dans les profondeurs de l'abîme où mieux paru que dans la fierté terrible il m'attire. Penché sur le gouffre, d'une partie de ces damnés qui au milieu j'éprouve avec les enchantements du des tortures des sens ne parlent jamais vertige l'envie de me précipiter dans ces que des tortures de l'esprit. Leurs discercles et ces tourbillons qui, toujours cours, leurs récits, contrastent avec les diminuant au bruit des hymnes infernaux fureurs du supplice; vous croiriez qu'ils et des soupirs de Françoise de Rimini et ne sont occupés que de ce qui est autour

l'eux; au contraire, c'est le souvenir a été composé dans les années qui ont l'un certain jour, d'une certaine heure suivi immédiatement son exil. Dans éloignée dont l'enfer tout entier ne peut chaque vers la plaie est saignante; vous les distraire. Ils se repaissent éternelle- entendez l'écho, les hurlements de la ment de ce souvenir, en sorte que tout guerre civile. Au contraire, au moment cet appareil de tourments matériels ne de composer le Purgatoire, il s'éloigne sert qu'à mieux montrer la plaie invisible de l'Italie et ses angoisses s'apaisent.. de l'âme. Bientôt l'avénement de Henri VII réveille chez le Gibelin des espérances exaltées; c'est alors qu'il écrit cette lettre de pacification qui tranche si vive. ment avec les autres: "A tous et à chaque roi d'Italie, aux sénateurs de Rome, aux ducs, aux marquis, aux comtes, à tous les peuples, l'humble Italien, Dante Alighieri de Florence, injustement exilé, envoie la paix." Puis après quelques mots:

Quand les peintres du moyen âge ont tenté de fixer les visions de Dante sur les murailles, ils ont réussi à représenter son Paradis; ils ont été incapables de copier son Enfer. Dans les anges couronnés d'auréoles sur les fresques de Gozzoli, de Thaddeo Gaddi, rayonnent la foi, le repos, l'extase du séjour des séraphins; les lèvres bénies murmurent les tercets emparadisés de Béatrix. Mais sitôt que ces mêmes hommes veulent représenter l'Enfer, ils perdent leur génie. Le pinceau véritablement béat de Fra Angelico ne peut suivre le poëte dans le chaos de la cité maudite; il n'en exprime tout au plus qu'une ombre burlesque. Les pieuses confréries d'artistes sont incapables, au quatorzième siècle, de descendre de sang-froid dans l'abîme du mal.

Voulez-vous rencontrer un spectacle tout opposé, il faut arriver au seizième siècle, devant le Jugement dernier de Michel-Ange. C'est ici le règne de l'enfer; la terreur a pénétré jusque dans le paradis. Au milieu de l'horreur universelle, il semble que la tempête gronde, et que la cité dolente ait tout envahi. Dans cette barque maudite, chargée de damnés, que conduit un noir chérubin, je reconnais celle que Dante a rencontrée près du fleuve de sang. Voilà sur le rivage le serpent qui entoure de ses replis le prêtre sacrilége; voilà le Minos de la Comédie divine. Mais la béatitude des cieux de Fiésole, de Pérugin, qu'est-elle devenue? où est le sourire de Béatrix? où est la région de paix, l'hosannah des bienheureux? Nulle part. Que s'est-il donc passé ? Le moyen âge est fini; la réformation a déchiré le rideau du temple; la sérénité des anciens maîtres est perdue sans retour; le ciel de Michel-Ange est tout chargé de la tempête qui éclate sur la société moderne.

Chacune des parties du poëme de Dante correspond à une époque de sa vie et en reproduit le caractère. L'Enfer

"Console-toi, Italie, console-toi, parce que ton époux, qui est la joie du siècle et la gloire de ton peuple, se hâte de venir à tes noces essuie tes larmes, ò la plus belle des belles ! et vous tous qui pleurez, réjouissez-vous, parce que votre salut est proche! Pardonnez, pardonnez, mes bien-aimés, vous tous qui avez souffert injustement avec moi !'

D'autres circonstances de sa vie montrent la inême lassitude. Un jour, de la fenêtre d'un couvent placé sur les rochers du golfe de Spezia, un moine voit un inconnu errer autour de l'ermitage. "Que cherches-tu? lui dit-il.La paix," répond Dante, qui sortait de l'Enfer.

Imaginez que ce sentiment de douceur se communique à son poëme : vous aurez le secret de cette muse angélique qui tout à l'heure répétait les ricanements des démons; c'est dans sa situation intérieure qu'il puise des accords tout nouveaux. L'âme désespérée recommence à sourire dans le Purgatoire; les haines infernales sont remplacées par des retours vers les amitiés de la jeunesse et la vita nuova. L'arbre frappé de la foudre rajeunit et reverdit sous un souffle printanier; ces impressions mêlées et confondues (car l'amour n'est pas encore si puissant que l'on ne se souvienne de l'enfer), répandent dans le Purgatoire toutes les mélodies du monde moral. Les jeunes femmes qui traversent le poëme, la Pia, Gentucca Mathilde, qui cueille des fleurs du ciel Nella et au-dessus de toutes les autres

Beatrix toujours présente, ramènent les visions des plus belles et des meilleures années; puis les compagnons de jeunesse, Casella le musicien, qui lui rappelle ses premiers chants d'amour, Oderisi le peintre, les troubadours Sordel, Arnault Daniel, c'est la réunion de bus ceux qui ont accompagné les jours sereins et radieux. Les vers trempés dans le gouffre de bitume au souffle des démons, s'amollissent au regard de Béatrix; l'âme était montée au ton de la terreur; par une transition inattendue, cette terreur aboutit à la plénitude de l'espérance, comme ces mélodies qui, commençant par un soupir de détresse, s'achèvent et se relèvent dans un accent de joie céleste.

Le dirai-je? Le Paradis de Dante me paraît incomparablement plus triste que son Purgatoire ? Il le composa dans les dernières années de sa vie. Les espérances par lesquelles il s'était laissé reprendre venaient de tomber devant la réalité. Les empereurs n'avaient rien fait de ce que le Gibelin avait attendu. Aussi, dans le Paradis, il est visible que le coeur de Dante ne regrette plus rien de la terre. Les partis, les individus s'évanouissent pour lui; ils l'ont trop souvent abusé! L'Italie Elle-même achève de disparaître une seule fois il la rappelle, en rencontrant son aïeul Cacciaguida; et c'est pour enfoncer lui-même à jamais dans son cœur ce qu'il appelle le trait de l'exil; en sorte que le Paradis le frappe du dernier coup que lui avait épargné l'Enfer.

Que lui ont fait ces figures charmantes qu'il avait rencontrées ici-bas? Pourquot ne veut-il pas s'en environner dans le ciel? Pourquoi ne revoit-on pas ses jeunes amis, Guido Cavalcanti, Lappo, avec lesquels il souhaitait d'abord de navigner sur un vaisseau éternel? Pourquoi ne les suit-on pas avec lui dans la Earque des anges, au milieu de l'océan céleste? Pourquoi se fait-il un ciel désert dans lequel personne, excepté Béatrix, ne lui rappelle la vie réelle? On dirait (et cela n'est point impossible) que cette partie a été composée dans le silence du monastère de Gubbio où Dante s'est en effet retiré. Je retrouve en cet endroit du poëme la paix de ces ermitages des Camaldules, sur les som

mets des Apennins où ne monte aucun bruit de la terre; l'homme a peine à y respirer et y vivre. Les figures des saints représentés sur les fresques de ces ermitages semblent en être les hôtes éternels. De même les seuls habitant du Paradis de Dante sont quelques anachorètes perdus dans l'immensité; çà et là un païen, par une dernière ironie, jetée sur l'Italie chrétienne; mais du reste, personne qu'il ait connu ou qu'il ait aimé sur terre. Du plus haut du ciel, le vieux Gibelin laisse tomber son arrêt de proscription contre tout le monde visible qui l'a trompé, et contre cette patrie même qu'il n'a pu se donner.

Après avoir achevé l'Enfer, Dante avait fait un voyage en France et passé près de deux ans à Paris. La trace de ce voyage est facile à reconnaître dans le poëte. Attiré par le bruit des écoles qui n'avaient cessé de retentir depuis Abeilard, il était venu à ce rendez-vous que les philosophes se donnaient alors sur la montagne de Sainte-Geneviève; il ne retrouvait plus pour maître ses compatriotes saint Thomas, saint Bonaventure; mais leur tradition subsistait, et leur enseignement était encore tout vivant.

Du combat de Campaldino aux pugilats de paroles de la scolastique, quel changement! Comment une imagination nourrie des colères des partis s'inspirera-t-elle de ces débats où l'esprit humain se tend incessamment des piéges à lui-même? Je doute que Dante se soit asservi à aucun système; je vois, au contraire, qu'il s'enivre à toutes les sources à la fois : Aristote, saint Thomas, Albert le Grand. Quand Goethe peint l'exaltation de Faust, le savant du moyen âge, au milieu du désordre de ses instruments d'alchimie, de ses livres de philosophie, de théologie, il explique sans y penser, mieux que tous les commentaires, l'auteur de la Comédie divine.

Dante et Faust marquent en effet les deux âges opposés de la science humaine, et ils se rencontrent à ces ex trémités. Dante, c'est l'adolescence de l'esprit humain; comme il n'a jamais éprouvé l'impuissance du savoir de l'homme, il a pour la philosophie la même adoration que pour la religion; il est convaincu que l'or pur de la vérité

st au fond de son creuset, qu'il possède lans un livre les secrets de l'univers, que e syllogisme de Sigier lui ouvrira les portes de tous les mystères. Science aïve, il s'en abreuve comme du lait maternel, et croit goûter la sagesse de Dieu. Faust, au contraire, tel que Goethe l'a montré, c'est l'esprit humain dans sa vieillesse ; plus il sait, plus il donte à mesure qu'il apprend, il s'éloigne du terme; las de penser, il voudrait pouvoir oublier. Surtout ces contradictions se montrent à découvert dans la manière différente de sentir et de concevoir l'amour. La femme que Dante place au-dessus de toutes les autres, personnifie pour lui le savoir et la philosophie. Quelle est, au contraire, Ja Béatrix de Faust rassasié de science? qui lui représente la félicité? Une jeune fille qui ne sait rien, Marguerite, un enfant du peuple, l'image de la suprême, de la céleste ignorance.

Voilà la clef qui achève d'ouvrir le mystère. L'auteur de l'Enfer vient d'entrevoir dans le commerce des philosophes le royaume des idées; il veut les transporter toutes vivantes dans son œuvre, comme il a fait des partis politiques. Sans obéir à un maître, à une école particulière, il s'attache à l'esprit de la scholastique qui attribue à chaque chose un double sens, le littéral et le spirituel. On n'a rien dit lorsque, pour expliquer la puissance de Dante, on parle de la beauté de quelques épisodes ou de l'emportement des passions politiques; car son poëme, écrit au point de vue d'un parti, aurait été rejeté par tous les autres. Pourquoi donc les a-t-il tous également séduits? parce qu'il renfermait l'âme même du moyen âge, et qu'il répondait à ce désir unanime de saisir un sens caché sous les formes de la nature et de l'art. Cet idéalisme, qui trouve à peine place dans l'Enfer, va toujours croissant avec le règne de l'esprit dans le Purgatoire et le Paradis; outre que la langue, de cercle en cercle, s'illumine davantage; car une flamme intérieure éclaire la parole. Attiré par ces clartés de l'âme, le moyen âge savait qu'un trésor devait être enfoui à chaque endroit, et il interprétait le poeme comme un apocalypse de la société laïque. Chacun voulait y

découvrir une face nouvelle du monde moral.

Aussi longtemps que la Comédie die vine a été lue dans l'esprit qui l'a inspirée, la tradition de ce sens caché a été pieusement gardée par les commentateurs. Depuis Benvenuto d'Imola jusqu'à Landini, ils sont unanimes à cet égard. Boccace, lui-même, si amou reux du monde extérieur, se plonge dans ces abîmes; c'est lui qui déclare que la Comédie divine enveloppe la pensée catholique tout entière sous l'écorce vulgaire de la parole. D'après cette tradition, la forêt solitaire dans laquelle Dante s'égare, c'est le chemin de la vie contemplative; sainte Lucie qui s'éveille pour le sauver, c'est la divine clémence ; le fleuve ténébreux de l'Enfer, c'est le fleuve de la vie humaine qui roule de noirs soucis; les animaux monstrueux et hurlants sont les passions des sens. Le passage de l'Enfer au Purgatoire a pour gardien Caton d'Utique. Pourquoi ce personnage? Quel caprice! Cette fantaisie change de nom si l'on admet la tradition des vieux commentateurs; suivant eux, nul ne pouvant sortir du royaume du mal sans un effort héroïque de liberté, Caton d'Utique, qui s'est déchiré de ses mains pour échapper à la servitude, est l'éternel représentant du libre arbitre sur les confins du bien et du mal. Ailleurs, l'aigle qui enlève le poëte au ciel, c'est la foi aux ailes étendues; les trois degrés de la porte du purgatoire sont les trois degrés du sacre. ment de pénitence.

Qu'est-ce donc que la Comédie divine? l'Odyssée du chrétien; un voyage dans l'infini, mêlé d'angoisses et de chants de sirènes; un itinéraire de l'homme vers Dieu. Au commencement, l'homme réduit à ses seules forces, égaré au milieu de la forêt des sens, tombe de chute en chute, de cercle en cercle dans l'abîme des réprouvés. Par la douleur il se répare, il se relève, il gravit les degrés du purgatoire, amère vallée d'expiation. Purifié par un nouveau baptême, il monte, il atteint les gloires, les hiérarchies célestes; et par delà les bienheureux eux-mêmes, il entre jusque dans le sein de Dieu où le poëme et la vérité s'achè vent. A chacun de ces degrés se trouve un guide particulier. Dans les cercles

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