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Saint Pierre lui-même n'est pas à l'abri des railleries de notre poète. C'est lui qui descend sur terre en permission de trois jours, et oubliant, dans les vapeurs de l'ivresse, toute réalité, se réveille après neuf jours d'absence, et retourne, un peu confus, encore un peu grisé, auprès de son maître qui l'attend. Car saint Pierre est une figure aimée de la légende et aussi de la satire, une figure de saint qui a gardé l'empreinte terrestre et n'a pas su s'arracher encore aux plaisirs matériels des humains. Figure bien faite pour tenter la bonhomie railleuse d'un enfant terrible comme Hans Sachs. Que de fois il inspire notre poète!

Mais il faut en rester là. On ne se lasserait pas de citer ainsi de nombreuses farces, qui trouveraient aujourd'hui encore une faveur enthousiaste auprès du public, pourtant rendu difficile par quatre siècles de théâtre.

Avec ces pièces, Hans Sachs est le maître incontesté de la scène comique au xvIe siècle. Ce n'est pas son moindre mérite d'avoir, le premier, voulu et su représenter un événement, une action qui ait « un commencement, un milieu et une fin ». Il faut savoir lui en tenir compte. Il faut lui savoir gré aussi de la vérité et de la multiplicité des scènes qu'il déroule à nos yeux. Il touche à tous les mondes, traite des sujets ecclésiastiques aussi bien qu'historiques ou philosophiques, les emprunte cependant de préférence à la vie populaire, à la rue. La vie tout entière est de son ressort, et Goethe, qui le connaît si bien, a pu dire que le poète a mis à la scène:

<< alles Leben,

der Menschen wunderliches Weben,

Ihr Wirren, Suchen, Stossen und Treiben,
Schieben, Reissen, Drängen und Reiben... »

1 Fastn. 67.

2 Nun dise spil dreyerley art werden dir die histori unnd geschicht, warvon ein iedes fürgenommen ist, auf das deutlichst an tag geben, mit anfang, mittel und endt, samb man die augenscheinlich im werck sech geschehen. »

Préface de l'auteur, Keller X, p. 7.

CHAPITRE II

Le Fastnachtspiel et le Mime

La farce comique en Europe. - Origine du Fastnachtspiel. Le Schembart de Nuremberg, son origine païenne. Parallèle entre le Fastnachtspiel et le mime: ressemblances extérieures, dans les sujets, les personnages, la langue, le ton général, quelques détails. Le Fastnachtspiel est-il une survivance du mime ou un genre parallèle?

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Un des faits caractéristiques du Moyen âge, c'est la vague de folie qui à ce moment déferle sur l'Europe. Elle s'exprime dans les fêtes des fous, des ânes, des sots, dans le Narrenschiff, dans les productions artistiques: sculptures grotesques, gargouilles grimaçantes; elle envahit même les mystères et les moralités, dont le but n'était pourtant pas de faire rire, mais qui perdent peu à peu leur caractère sévère et sacré, deviennent de plus en plus burlesques et finissent par disparaître tout à fait en se confondant avec la farce comique. C'est là que s'affirme le mieux le besoin de rire de cette époque. Les farces qui nous sont parvenues sont comme autant d'échos des éclats de rire et des ébats joyeux d'une humanité jeune et vigoureuse, pleine de vie et d'entrain, qui dans l'exubérance de son enfance, gaspille en folies des forces inemployées.

La floraison de farces, qui envahit l'Europe au Moyen âge, qui, tout d'un coup, semble sortir du néant pour absorber le répertoire comique des différents pays, est assez importante pour mériter quelque attention. Ce sont les interludes anglais qui apparaissent dès le xive siècle et sont admis à la cour de la reine Elisabeth au début de son règne, où une troupe royale est chargée des représentations. Ce genre semble avoir été porté à son apogée sous le règne de Henri VIII par John Heywood, dont les pièces sont une satire mordante de la société d'alors.

Ce sont les farsas italiennes du xve siècle, qui se verront plus tard supplanter par la comédie antique et l'imitation des anciens; les farsas du Portugais Gil Vicente, quelques-unes

bien réussies, qui s'échelonnent de 1500 à 1525; les entremesas et pasos espagnols de Lope de Rueda et de Cervantes, qui s'essayent dans ce genre vers la fin du XVIe siècle. Ce sont surtout les nombreuses farces qui, au xve siècle, amusent le peuple de France, répertoire considérable dont une faible partie seulement nous est parvenue, témoignages sincères de la vie d'alors et dont quelques-uns sont de petits chefs-d'œuvre. Enfin, en Allemagne, après les essais timides et médiocres de Rosenplüt et de Hans Folz, Hans Sachs cultiva la farce avec succès et fécondité. Il y exprima bien ce vent de folie, qui s'empara alors des esprits, et, le premier en Allemagne, en fit un genre littéraire où nous reconnaissons le premier échelon de la comédie moderne.

Il serait intéressant d'étudier dans son ensemble cette floraison de farces et d'en chercher l'origine pour les mieux expliquer. Mais ici, il n'en saurait être question; il faudra nous borner à rechercher l'origine du Fastnachtspiel. Alors nous pourrons mieux comprendre les productions de notre poète et les juger plus impartialement et à leur juste valeur.

Quelle est donc l'origine du Fastnachtspiel en Allemagne? On s'accorde généralement à dire que ces petits drames comiques, comme leur nom l'indique d'ailleurs, prirent naissance à l'occasion des fêtes de Carnaval; elles en sont une des nombreuses réjouissances et portent d'ailleurs bien le caractères de ces fêtes populaires.

Le Carnaval qui peu à peu a perdu de sa gaîté naïve et de ses extravagances pittoresques, n'est plus aujourd'hui qu'un pâle reflet des fêtes d'antan. Intimement lié à la vie religieuse, il était considéré au Moyen âge presque comme une institution de l'Eglise dont il avait l'appui, et où il puisait sa force. A la veille du Carême, au moment de renoncer pour de longues semaines aux plaisirs de ce monde, on veut se dédommager par avance des longues journées sérieuses et mornes qui vont commencer; et pour entrer avec plus de courage dans cette période de recueillement, ce grand acte de contrition, chacun lâche une dernière fois la bride à toutes ses fantaisies et se laisse entraîner par le vent de folie qui souffle sur toute la Chrétienté.

Alors défile à travers les vieilles rues de Nuremberg un cortège de joyeux masques, fifres et tambours en tête. On y voit des déguisements étranges, des diables velus, des fous armés de la batte, des géants et des nains, des animaux grotesques dont l'aspect est effrayant, des perroquets, des singes à tête d'homme, des coqs avec des ailes de dragons, crachant le feu autour d'eux. Derrière s'avance, non masqué, le cortège des jeunes patriciens, aux riches vêtements de velours bigarrés, où les feuillages et le vert dominent, portant un collier ou une ceinture, quelquefois aussi des jarretières de grelots, un chapeau couvert de plumes extravagantes, dans une main une lance, dans l'autre des rameaux de buis. Enfin, porté sur une échelle, s'avance un char symbolique, tel que bateau ou château-fort où sont représentées des scènes allégoriques: une vue de l'enfer, une femme à oreilles d'âne qui brûle dans un grand four, un simulacre de siège, un dragon à gueule béante, ou un satyre effrayant avec des cornes de Satan, des pieds en nageoires, le corps couvert de longs poils1.

Le cortège disloqué, les réjouissances continuent de plus belle, sans que rien vienne mettre un frein aux fantaisies inattendues et abracadabrantes qui naissent alors dans tous les cerveaux. Rien ne saurait arrêter la licence déchaînée. C'est le Schembartlaufen, espiègle, exubérant, impertinent, voire même grossier.

On a peine à croire que de telles réjouissances aient été autorisées par l'Eglise, encore plus qu'elles aient pris naissance dans son sein. En effet, les fêtes de Carnaval ne sont pas d'origine chrétienne. L'Eglise a pu admettre et consacrer des cérémonies déjà existantes et qui avaient des racines populaires trop profondes pour être extirpées facilement. Il est même probable qu'elle a vu là un moyen d'attirer à elle un plus grand nombre de fidèles, et, en flattant leurs goûts, de leur adoucir les exigences du culte, pour les garder dans son sein. Les fêtes mythiques du Carnaval de

1 Voir Bibliothèque nationale Ms. de H. S. n° 259. Scheinpartbuch.

vinrent alors les dernières réjouissances qui précèdent le Carême. Mais ce n'est pas l'Eglise qui les a créées. Aussi, quelle que soit l'étymologie des mots Carnaval et Fastnacht1, que l'origine en soit chrétienne ou non, les fêtes de Carnaval elles-mêmes sont d'origine païenne. Rien n'empêche en effet que, au temps où elles sont entrées sous la protection de l'Eglise, on n'ait alors donné un nom de formation chrétienne à des rites qui à l'origine n'avaient rien de chrétien.

Les fêtes de Carnaval sont bel et bien d'origine mythique. Telles qu'elles nous apparaissent au Moyen âge, elles sont une survivance de fêtes cultuelles. Qu'elles se soient développées des rites de la fertilité, de cérémonies dramatiques accompagnées de danses mimiques, de promenades phalliques, comme le croit M. Rudwin, c'est possible, bien que difficile à démontrer.

Faut-il, comme lui, rapprocher les parades du Schembart à Nuremberg, où se rencontre parfois une nef, des processions qui, en Egypte et en Grèce, puis à Rome et en Italie, faisaient partie du culte d'Isis et du culte dionysiaque? Fautil dire que c'est un souvenir des cérémonies accomplies dans le but d'évoquer l'esprit de fécondité et de réveiller la végétation endormie pendant l'hiver, que cette coutume, dans les défilés du Schembart, à Nuremberg, de se vêtir d'habits peints ou brodés de feuillage vert et de tenir à la main un bouquet de buis ou un fouet, comme le font beaucoup de masques? Peut-on faire remonter les coups qui se distribuent avec tant de générosité dans toutes les farces de Carnaval, à la flagellation qui avait pour but de chasser les

1 Du latin carrus navalis (italien carnevale ou carnovale; français, portugais, espagnol: carneval ou carnavel) qui ferait remonter les coutumes du Carême aux processions païennes de l'Europe et de l'Asie occidentale?

De même l'étymologie de fastnacht est douteuse. Se trouve-t-on en face d'une déformation populaire du mot vas(e)naht, Fasenaht, composé de fasen=faseln, folâtrer, s'amuser, et de naht, soit « soir de plaisir, commencement des plaisanteries et des folies », qui serait devenu Fastnacht commencement du jeûne, sous l'influence des nouvelles exigences religieuses et par analogie avec l'observance du Carême? Ou bien, la forme vastnaht, qui existe en mhd. à côté de vasenaht et vasnaht, est-elle régulière, et contient-elle déjà l'idée de « fasten »?

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