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l'Amérique; le temps a prononcé pour elles et leur a donné son irrésistible sanction. Ce sont cependant ces solutions que repoussent aujourd'hui nos constituants, dédaignant une voie sûre et frayée, pour mener la France vers un abîme où restera sa liberté. C'est à vous, Général, placé par votre position et votre caractère au-dessus des partis, qu'il appartient de réfléchir sur la responsabilité que l'histoire fera peser sur votre tête, si, sous le nom de république, vous ne donnez à la patrie que le despotisme d'une assemblée sans contre-poids. A vous de vous demander si, dans la position faite au pouvoir exécutif par la constitution, vous pourrez demain régir la France avec cette indépendance d'action sans laquelle il n'y a pas de gouvernement. Un mois déjà passé aux affaires vous donnera sur ce point plus de clartés qu'un penseur n'en peut acquérir en vingt ans d'études solitaires.

"

Quand le pays est à la merci des flots, comme un navire désemparé, chacun a le droit, sinon de se mêler à la manœuvre, au moins d'indiquer ce qu'il croit le nord; c'est à ce titre, Général, que je vous adresse mon opinion. C'est celle d'un républicain du lendemain, mais d'un démocrate de la veille, et qui croit ne le céder à personne pour l'amour qu'il porte à son pays.

« J'ai l'honneur d'être, Général, avec un profond respect, votre tout dévoué concitoyen,

« Édouard LABOULAYE. »

Nommé professeur, mon devoir était écrit. C'était de faire connaître l'Amérique à la France, et de lui demander des exemples et des secours pour l'orage qui approchait. J'abordai donc cette étude avec ardeur, et ne négligeai rien pour faire un exposé complet de ces événements qui avaient

pour nous un intérêt si direct. Bancroft me donna l'histoire des colonies, qui fait l'objet de ce premier volume; Story me donna l'histoire de la Constitution, mais à ces deux auteurs, mes guides constants, et à qui je dois ce qu'il y a de bon dans ce livre, je joignis tout ce que je pus trouver de documents originaux et de biographies, et j' j'eus bientôt une bibliothèque assez considérable pour oser croire que rien d'essentiel ne m'était échappé, et que je pouvais remplir le premier devoir d'un professeur en apportant au public la vérité.

L'auditoire n'était pas nombreux, et le maître était bien novice; mais le sujet était si grand et les circonstances si sérieuses que ce cours fut suivi, ce me semble, avec un intérêt particulier. Pour moi, je m'y attachai avec passion, et je ne sais ce qui m'instruisit le plus, ou de l'histoire des Colonies, ou de la Révolution, ou de la façon dont se fit cette constitution admirable qui a donné aux États-Unis une prospérité sans exemple, et qui après soixante ans est plus jeune et plus populaire que jamais.

1. Je n'ai pas cité M. Bancroft aussi souvent que j'aurais dû le faire. Il eût fallu mettre son nom à chaque page; mais je n'avais pas toujours marqué les citations dans les notes qui ont servi à la rédaction de mon cours, et c'est ainsi que plus d'une fois il ne m'a pas élé possible de dire à qui j'empruntais le récit des événements. Je n'entends en rien méconnaître la grandeur de mes obligations, et je répète que j'ai presque toujours suivi l'excellente Histoire de M. Bancroft. Le contrôle même auquel j'ai soumis ce livre ne m'en a que mieux démontré le mérite.

L'histoire des Colonies m'introduisit dans un monde nouveau. L'Amérique comprend la liberté tout autrement que ne fait la France au fond c'est la liberté anglaise; mais comme aux ÉtatsUnis il n'y a ni aristocratie ni formes gothiques pour l'envelopper, on en voit mieux toute la simplicité et toute la grandeur.

En France on n'a mis la liberté que dans la charte, et il a toujours semblé qu'avec deux Chambres, une loi électorale et l'abolition de la censure, l'œuvre était achevée. Une centralisation énorme, une administration tout impériale, une religion d'État, l'éducation dans la main du gouvernement n'ont jamais effrayé les politiques du centre gauche (quand la France était centre gauche), et ils n'y ont rien vu d'inconciliable avec la liberté.

Aux États-Unis, au contraire, on n'a pas fait de la liberté politique le simple couronnement de l'édifice; on sait là-bas que la liberté est chose si lourde qu'elle écraserait tout de son poids, et que rien ne peut la supporter qu'elle-même. Aussi c'est dans les fondements même de la société qu'on l'a placée. On tient là-bas qu'une charte n'est qu'un morceau de papier, et que si la liberté n'est pas d'abord en chaque citoyen, une habitude de sa vie et un besoin de son cœur, la constitution la plus parfaite et la plus libre n'est qu'une dangereuse chimère; l'exemple de l'Amérique espagnole suffit

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à le prouver. C'est à l'aide de la religion, de l'éducation, de l'organisation communale, de la milice nationale, qu'on enracine la liberté dans l'âme du citoyen; ce sont les quatre piliers qui soutiennent la constitution. L'Église séparée de l'État, et par conséquent ni querelles intestines, ni alliance simoniaque; l'éducation hors de la main de l'État, mais imposée à la commune et considérée comme une question de vie ou de mort pour la république; une milice nationale qui remet entre les mains des citoyens la police et la défense de l'Etat, et exclut toute politique d'ambition et de conquêtes; la commune, seule maîtresse de ses intérêts, responsable de ses fautes et de ses erreurs voilà quelles sont aux États-Unis les quatre conditions essentielles de la liberté, conditions qui nous ont toujours manqué. Là-bas la vie politique ne vient point par accès et comme une maladie, c'est une part de la vie journalière. On est citoyen en même temps qu'on est avocat, industriel ou laboureur. Chacun de près ou de loin s'y occupe des affaires de son église, de son école, de sa commune, en même temps que de ses propres affaires. Elles ne le touchent guère moins, car c'est lui qui lève, qui emploie ou surveille les fonds qu'il a votés, et qui souffre ou profite des fautes ou de la sagesse de ses concitoyens. Ainsi se retrouve aux États-Unis cette vie

publique, dont Rome nous a laissé de si beaux exemples; la commune y est l'école mutuelle de la liberté; dès le premier jour le citoyen s'habitue à aimer l'État comme sa propre chose, et contracte ainsi ce légitime orgueil qui fait la force et la vertu des républiques.

Qu'on ne croie pas que cet amour éclairé de la liberté soit une idée moderne aux États-Unis; la philosophie du XVIIIe siècle n'a rien à réclamer dans cette œuvre si belle; l'honneur en reviendrait plutôt à la religion. Voltaire, Rousseau, Mably peuvent revendiquer leur part dans la révolution française, mais ils n'ont rien à prétendre dans la constitution américaine, et quand on aura lu l'histoire des colonies on comprendra toute la vérité de ces paroles qu'écrivait, en 1782, John Adams, l'ami et le successeur de Washington: «En général, la théorie du gouvernement n'est pas moins bien entendue en Amérique qu'en Europe, et il y a là-bas un grand nombre de personnes qui comprennent tout ce qui touche une libre constitution, beaucoup mieux que ne le font l'abbé de Mably ou M. Turgot, tout aimables, instruits et ingénieux que soient ces deux messieurs1. » Adams avait raison, la liberté aux ÉtatsUnis n'est pas une étrangère pour laquelle on se

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