Page images
PDF
EPUB

aux talens, mêlé et confondu par les bourreaux fatigués d'exécutions, par par des bourreaux aussi prompts que dociles, et dont les tigres qui les faisoient mouvoir accusèrent souvent la lenteur. Cette fureur, ces massacres répétés d'un bout de la France à l'autre, et jusque dans nos îles, par des cannibales gorgés d'or et de sang: la guerre au dehors; au dedans le brigandage, la famine, l'incendie, le désespoir, et tant de suicides! les temples profanés, les tombeaux violés, toutes les lois naturelles et sociales enfreintes; les monumens des arts, tant anciens que modernes, détruits; et la barbarie levant sa tête hideuse au milieu des ruines ensanglantées. Ce sujet de tous les entretiens, ces horreurs toujours présentés à mon esprit, et d'autres encore que le temps révélera, m'avoient de secousses en secousses tellement affecté, tellement anéanti, que malgré mon retour à ce que les dilapidateurs et les anarchistes appeloient la liberté, je ne vivois plus qu'à

mon insu.

Cependant on imprimoit cette troisième édition. Les premières épreuves à corriger me sont apportées. Le croirat-on? le texte de Juvénal, reproduit sousmes yeux après six années d'anxiétés, ce texte brûlant m'électrise tout-à-coup. Le coeur me bat; les sensations et les idées renaissent. Sorti de ma profonde léthargie, je m'élance à la tribune nationale, veuve, hélas, de ses plus grands orateurs, pour y abjurer la vengeance, adoucir les esprits, ramener l'espérance et la concorde au sein de la Convention si long-temps divisée. J'y remontai bientôt pour jeter quelques fleurs et sur la tombe du généreux Ferraud, assassiné près de moi dans le Sénat Français, et sur celle de l'auteur du Voyage d'Anacharsis, qu'une mort, avancée par des traitemens indignes, venoit de ravir aux lettres désolées; enfin pour demander que les honneurs du Panthéon fussent accordés à l'illustre Mably. Je propose ensuite un monument impérissable : il s'agissoit d'un autel expiatoire sur lequel

on auroit lu, d'un côté : REGRETS DE LA NATION de l'autre, MISERICORDE AUX CITOYENS ÉGARÉS. O Juvénal! ton ombre m'en a su plus de gré que de mon enthousiasme pour tes vers immortels.

A cette époque des sentimens plus humains renaissoient avec la sécurité. Les fauteurs de l'anarchie faisoient place aux vrais républicains. La constitution, après quelques orages, acceptée aux acclamations de la Nation entière, promettoit enfin le retour de l'ordre et le règne des lois. Profitant des premiers momens de calme, j'achève ma tâche commencée, comme on l'a vu, dans des conjonctures telles qu'il importoit peut-être que j'en fisse mention, ne fût-ce que pour éterniser la honte de nos cruels oppresseurs.

Que dirai-je maintenant de ce nouveau travail? Qu'il suffise que j'ai eu l'ambition cette fois, après avoir autant qu'il étoit en moi rendu le sens de mon auteur, de faire passer dans notre langue son ame toute entière, sa véhémence,

ses mouvemens, et même sa couleur. Fidèle jusqu'au scrupule, je n'en ai pas moins tâché de donner à mon style le feu, le naturel et l'originalité de la composition. Je ne parlerai point de mes nombreuses corrections; ce qui peut m'arriver de plus heureux, c'est qu'on ne s'en apperçoive pas. Quant au Discours préliminaire, je n'y ai rien changé, du moins d'essentiel, de crainte d'altérer mon titre primordial, celui sur lequel je veux être jugé, si par hasard on cherchoit un jour quels furent, avant la révolution française, mes véritables sentimens sur les moeurs et la liberté.

N'abusons pas plus long-temps de la patience de nos lecteurs; ne les fatiguons pas gratuitement de nos efforts réitérés. Au reste, dans quelque genre que ce soit, ces efforts ont un terme, passé lequel il est plus facile de faire autrement que de faire mieux. D'ailleurs, il est souvent arrivé qu'en voulant se surpasser soimême, on a gâté son propre ouvrage.

Je fais donc ici mes adieux à Juvénal, à ce digne professeur de la morale universelle et de la vraie liberté, de celle qui produit toutes les vertus et les suppose.

Vixi, et, quem dederat cursum fortuna, peregi.
VIRGIL

« PreviousContinue »