Page images
PDF
EPUB

son temps (1); car, indépendamment de la philosophie stoïcienne qu'il n'enseignait pas moins aux Grecs qu'aux Romains, il était encore versé dans tous les genres de littérature. C'est à l'école de ce philosophe, et surtout dans son commerce intime, que ce jeune chevalier romain (2) puisa cet amour sincère de la secte stoïque, qui se manifeste dans la plupart de ses vers. Il consacra dès-lors le reste de ses jours, trop promptement terminés, au culte des muses et de la philosophie, qui furent ses premières et dernières affections.

Si ce qui nous reste de ses ouvrages est peu satisfaisant au gré des plus grands critiques, excepté Casaubon, il faut du moins convenir que nul écrivain, dans les mêmes circonstances, n'a laissé la mémoire d'une vie plus innocente et plus pure que la sienne. Éloge mince, s'il regardait quelque contemporain de Lélius ou de Scipion. Alors tout fomentait le génie, et il pouvait se produire impunément : alors la philosophie et les lettres s'alliaient avec l'exercice des fonctions publiques, et les premières ne servaient que de délassement à des hommes d'état qui, dans l'une et l'autre carrière, se sont également illustrés. Mais il est dans l'histoire des époques stériles en vertus, et non moins funestes aux talens; des époques où le zèle est inutile, où les dis

(1) Cornutus, originaire de Leptis, ville d'Afrique, florissait avant et sous le règne de Néron. Peu s'en fallut, selon Dion Cassius (Néron, ch. xxvi), que ce prince ne le fit périr; mais il se contenta de l'exiler dans une île, et voici pourquoi. Néron ayant formé le projet d'écrire en vers toute l'histoire romaine, quelqu'un lui dit qu'il devait la diviser en quatre cents livres; sur quoi Cornutus s'écria que personne ne la lirait, etc. Eusèbe (de la traduction de saint Jérôme, p. 162) rapporte seulement que Néron exila le philosophe Cornutus, précepteur de Perse.

(2) Quelques commentateurs, par leur manière d'expliquer le Prologue des Satires de Perse, ont présumé que ce poète était si pauvre, qu'il avait voulu tirer parti de son talent; ce qui répugne à plusieurs passages de cet auteur.

positions naturelles étant étouffées par la contrainte et la terreur, les citoyens vertueux ne sont pas responsables du bien qu'ils n'ont pas fait, et où le plus bel éloge pourrait se réduire à ces termes modestes: IL VÉCUT SANS REPROCHE ET MOURUT SANS REMORDS.

Sa vie offre des détails que je ne dois pas omettre, puisqu'ils honorent sa mémoire. Il s'attira, chez Cornutus, l'estime et la bienveillance de tous les hommes célèbres qui fréquentaient cet illustre philosophe : mais ceux-ci, réunis sous le drapeau de leur secte, n'avaient guère avec lui que des rapports qui l'éloignaient de son but, au lieu de l'en rapprocher. En qualité de satirique, il avait besoin de faits, et on ne l'entretenait que de conjectures. Il avait besoin d'observer le principe et le jeu des passions, et on lui apprenait moins à les régler qu'à les anéantir.

Lucain, son condisciple, fut son admirateur et son ami. Il connut tard Sénèque, et n'aima ni sa manière ni son génie; soit qu'il trouvât que la conduite de ce philosophe et son opulence fussent peu conformes à la doctrine du Portique, soit que le stoïcisme du précepteur de Néron lui parût trop libre et trop relâché: car on sait qu'il puisait dans toutes les sectes, et même s'autorisait d'Épicure (1).

N'oublions pas l'une de ses liaisons les plus honorables: le vertueux Pétus Thraséas, qui avait épousé Arrie sa parente, ne cessa de lui donner, pendant les dix dernières années de sa vie, des marques d'une tendresse toute particulière; ce qui, de la part d'un si grand personnage, forme le plus beau trait de son éloge.

Ce qu'on raconte de ses mœurs ne laisse rien à désirer.

(1) Épicure l'a dit, objecte-t-on à Sénèque : qu'avez-vous de commun avec lui? et il répond : Ce qui est vrai m'appartient partout où je le trouve : Quod verum est, meum est. (SENEC., Epist. x11.)

Il fut chaste, quoiqu'il lui soit échappé des vers obscènes. Fils respectueux et frère sensible, il laissa la plus forte partie de ses biens à sa mère et à ses sœurs. Ami non moins reconnaissant, il légua une somme d'argent et ses livres, qui formaient une bibliothèque de sept cents volumes, à son cher Cornutus. Le philosophe n'accepta que les livres. Les gens de lettres, et même ceux que l'on appelle philosophes, ne se fournissent plus guère aujourd'hui l'occasion de témoigner un pareil désintéressement. La plupart vivent et meurent de manière que l'on dirait qu'ils n'ont eu que des rivaux et point d'amis.

L'éducation de Perse, ses études opiniâtres, son caractère et ses liaisons le rendirent comme étranger dans son propre pays (1), du moins si l'on en juge par sa manière et par les idées consignées dans son ouvrage. Contre le vœu de sa secte, et l'ancien usage de Rome qui exigeait des services publics de la part de tous les citoyens, et surtout de la part des nobles, il vécut en contemplateur, et beaucoup plus avec les livres qu'avec les hommes: ce fut ainsi qu'il conserva son innocence au préjudice de son talent.

Avant de s'enfoncer dans les profondeurs de la philosophie, il s'était entièrement livré à la littérature, et même il avait composé différens opuscules que le temps nous a ravis; perte d'autant plus regrettable, qu'elle nous prive de plusieurs pièces de comparaison qui auraient appris de quelle manière et à quel point les opinions stoïques influè

(1) On ne voit pas que l'erse ait fait les moindres tentatives pour arriver aux dignités réservées à ses pareils. « Quiconque, dit M. l'abbé de La Bletterie, aurait alors embrassé la profession de philosophe ou d'homme de lettres eût passé pour Grec plutôt que pour Romain, et probablement il se serait fermé l'entrée du sénat. (Remarques sur la Vie d'Agricola, t. 11,

[ocr errors]

p. 168.)

rent sur son esprit. « Je ne sais, dit Cicéron, si ce sont les poètes qui ont gâté l'esprit des stoïciens, ou si le mal ne vient pas de ces derniers (1).»

Ses satires, louées par Quintilien et Martial, ne furent publiées qu'après sa mort; elles firent une telle sensation, dit l'auteur de sa vie, qu'on se les arrachait (2). Il paraît qu'il ne les avait composées que pour un cercle d'amis dont il n'avait rien à craindre (3); ce qui aurait dû les rendre claires, franches et plus hardies (4). Quoi qu'i en soit, ces satires, telles qu'elles sont, méritent des considérations particulières, tant par les travaux incroyables, que par les jugemens contradictoires qu'elles ont occasionnés depuis la renaissance des lettres.

On croyait qu'une partie du texte de Perse, considéré en lui-même, était absolument inintelligible. Que fait Casaubon? Persuadé que lorsqu'un auteur, quel qu'il soit, s'est réservé pour lui seul tous les mots de ses énigmes, chacun est le maître de l'entendre comme il peut, comme il veut, cet habile homme, se repliant sur son immense

(1) Utrum poetæ stoicos depravaverint, an stoici poetis dederint auctoritatem, non facile dixerim portenta enim et flagitia ab utrisque dicuntur. (De Natura Deorum.)

(2) Editum librum continuo homines mirari et diripere cœperunt. (SUETON., Vita Pers.)

(3) Secreti loquimur. (PERS., sat. v, V. 21.)

(4) « Il est évident, dit Bayle, à tous ceux qui lisent Perse avec attention, qu'il est obscur, non par politique, mais par le goût qu'il s'était donné, et par le tour qu'il avait fait prendre à son esprit; car, si la crainte de se faire des affaires à la cour l'eût engagé à couvrir sous des nuages épais ses conceptions, il n'aurait pris ce parti que dans les matières qui eussent eu quelque rapport à la vie du tyran. Mais on voit qu'il entortille ses paroles, qu'il recourt à des allusions et à des figures énigmatiques, lors même qu'il ne s'agit que d'insinuer une maxime de morale dont l'explication la plus claire n'eût su fournir à Néron le moindre prétexte de se fâcher. » (Dictionnaire de Bayle, article PERSE.)

[merged small][ocr errors]

érudition, interroge tous les anciens, et cherche jusque dans les moindres vestiges de l'antiquité de quoi fortifier ses conjectures. Si ce labyrinthe avait eu quelques issues, nul n'était plus capable que lui de les trouver et d'en sortir avec honneur 10. Mais on se contenta de dire qu'au Perse de Casaubon la sauce valait mieux que le poisson (1).

Cet énorme et prodigieux commentaire, où les sept cents vers de cet auteur sont ensevelis mot à mot sous des milliers de passages empruntés des Grecs et des Latins, parut plus étonnant que persuasif à ceux qui lisent plutôt en gens de goût qu'en simples érudits on avait beau leur dire que celui qui veut manger la noix doit prendre la peine de la casser (2), la plupart y répugnaient. Quand Perse, répondaient-ils, serait tel que Casaubon l'a représenté, quel fruit retirer d'un auteur abstrait que chacun entend à sa manière, les uns au propre, les autres au figuré? d'un auteur qui n'a presque jamais sacrifié aux Grâces, quoiqu'il voulût être gracieux, et qu'il faut étudier chaque fois qu'on le relit (3)?

Plusieurs savans, et des plus renommés, pour se venger des heures qu'il leur avait ravies, n'ont pas épargné les sarcasmes. Saint Jérôme, dit-on, ne pouvant pas comprendre ses satires, les jeta au feu pour les rendre plus claires (4). Puisqu'il s'est si bien enveloppé, dit Scaliger, n'y

(1) Ce mot trivial se trouve dans le Scaligerana, à l'article CASAUBON. (2) Qui nucleum esse volt, necesse est ut frangat nucem.

...

(3) Je lisais il y a quelques années, à l'Académie des Belles-Lettres, un Mémoire sur les satires de Perse: on pria M. l'abbé Batteux, à qui les poètes latins étaient très-familiers, de s'expliquer sur plusieurs passages contestés, et il répondit avec franchise: «Je les entendais l'année dernière; mais celle-ci je ne les entends plus. >>

(4) C'est Vigenère (Traité des chiffres) qui, le premier, a prêté cette plai santerie à saint Jerôme, et plusieurs savans l'ont répétée; mais il n'est pas vrai

« PreviousContinue »