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inspirent de riant et de paisible ! Sur le devant c'est une grève, quelques bestiaux boivent au fleuve. Chèvres, cavales, l'âne aussi, sont enveloppés dans l'ombre que projette un pont, dont les arches inégales supportent des assises tantôt de briques, tantôt de moellons en roches; ici recouvertes de plâtre ou de ciment, là cachées sous des touffes d'herbe. Ce pont aboutit aux escarpements de l'autre rive, au-dessus desquels on voit. s'étendre au loin des plateaux verdoyants et onduleux. A l'horizon, le ciel brille de l'éclat tempéré d'une belle soirée; plus haut, quelques nuages frangés d'or flottent dans un azur calme et profond.

Ce tableau, il existe, et c'est un chef-d'œuvre. Le site qu'il représente existe-t-il? Je ne sais, et peu importe; car il n'existerait pas, qu'il n'en est pas moins certain que tous les objets qui y sont représentés ont leur modèle dans la nature, depuis le premier jusqu'au dernier : d'où je vois que la nature fournit à l'artiste tous les objets qu'il imite.

Ce n'est pas là la chose difficile à voir, mais c'est bien le premier point à noter. En fait de formes et en fait de couleurs,

Nihil est in intellectu quod non fuerit in sensu.

A la sensation, il faut des objets sensibles. Aussi, soit que l'homme représente des êtres naturels, soit qu'il compose de l'assemblage de deux natures des monstres comme les sirènes, les sphinx, les centaures ou les cariatides, soit qu'il imagine des figures mathématiques, soit qu'il combine de mille façons capricieuses des figures sans objet, toujours et partout ces formes et ces couleurs ont leur type dans la nature. En ceci il peut combiner, mais non créer, et par ce côté il est entièrement dépendant de la nature.

ce qui appartient à l'artiste, c'est uniquement le côté moral, ce que j'appelle le drame :

<< Je le redis encore, l'art plaît aux yeux et procure des sensations agréables; mais le peintre, l'ayant envisagé sous un point de vue plus élevé, lui a imprimé un caractère moral. »

Et observons que non-seulement la nature lui fournit les modèles de son imitation, mais elle les lui prodigue avec une variété et une richesse telles que, dans sa courte vie, il a à peine le temps de s'en approprier une partie infiniment petite. L'art lui-même, à le considérer dans l'histoire de toutes les sociétés humaines, n'a pas épuisé encore le plus pauvre filon de cette mine immense, profonde, intarissable. Plus il avance, plus il découvre; plus il entrevoit, plus il pressent au delà des trésors encore enfouis et sans nombre.

Aussi, qu'il essaye de s'affranchir de la nature, et le voilà qui, réduit à se copier lui-même, marche rapidement de l'appauvrissement à la stérilité. Qu'il s'en fasse l'esclave, et le voilà maître d'un trésor qui, très-différent en cela des autres trésors, s'enrichit à mesure qu'il y puise.

CHAPITRE XV.

Même sujet.

Mais, en regardant ce tableau d'Asselin, une chose encore me frappe c'est qu'il réveille en moi avec vivacité les impressions et le charme de la scène réelle. Il faut nécessairement, pour qu'il en soit ainsi, qu'Asselin ait reproduit tout au moins ceux des caractères de la scène réelle qui éveillaient ces impressions, où je goûtais ce charme. Il faut qu'il les ait vus, sentis, étudiés, et je ne vois pas qu'en dehors de la nature il ait pu ni les voir, ni les sentir, ni les étudier. D'où je conclus que c'est de la nature seule que peut découler la vérité dans l'imitation. Le peintre peut combiner, il peut choisir, il peut extraire par l'expression, il peut orner, il peut créer ce qui n'existait pas; mais il ne peut, même en créant, s'affranchir, quant à la vérité, du joug de la nature, ni trouver ailleurs qu'en elle la règle de son imitation.

Ainsi, voilà deux choses que la nature fournit à l'imitation, pour lesquelles l'artiste est entièrement dépendant d'elle les êtres ou objets à représenter, et la vérité dans la représentation. Est-ce tout? Je le pense. En effet, des objets fidèlement représentés constituent l'imitation parfaite et complète; or, comment se figurer que la nature puisse fournir plus ou autre chose que l'imitation parfaite et complète d'elle-même?

CHAPITRE XVI.

Par où la nature dépend à son tour du peintre.

« Et Asselin? me dira-t-on. Vous oubliez Asselin, que vous représentiez tout à l'heure comme imprégné de ce que les champs inspirent de plus doux et de plus aimable? La nature inspire donc ? Elle donne donc plus que l'objet, plus que la vérité de l'objet, elle donne l'inspiration? »

J'en tombe d'accord. La nature donne l'inspiration; mais qui donc la reçoit et l'exprime? Dès ici, vous le voyez, les rôles sont changés, et c'est la nature qui est dans l'absolue dépendance de l'artiste. Sans Asselin, elle peut étaler ses beautés, elle peut resplendir au soleil; mais elle n'est ni sentie, ni exprimée. Sans Asselin, elle existe; mais le paisible, mais le doux, mais l'aimable, qui donc s'en imprégnera?

Sans Asselin, cette toile pourra être une vue et jamais un tableau; elle pourra devenir un miracle du procédé, mais jamais un chef-d'œuvre de l'art.

Sans Asselin, ce pont, ce fleuve, ces cavales, ces plaines onduleuses, tout ce poëme qui captive et enchante, redevient à l'instant prose, et prose de tous les jours. Des ponts, qui donc en est si friand? de vieilles cavales, qui donc y tient beaucoup? des plaines onduleuses, qui ne préfère des coteaux boisés et ombreux?

Voilà quelle est la part de l'artiste; elle est belle, ce me

semble. Voilà pour combien il concourt; c'est, si je ne me trompe, pour le principal.

Il me semble voir, d'une part, dix sacs d'écus; de l'autre, un jeune armateur intelligent, mais sans le sou. Ils ne peuvent rien l'un sans l'autre, tandis que, l'un par l'autre, ils peuvent beaucoup. Toutefois, quand les dix sacs d'écus auront été changés en vingt sacs de louis d'or, à qui l'honneur?

CHAPITRE XVII.

Où l'auteur, en voulant prouver ce que nul ne conteste,
devient fastidieux.

Au fait, en ce qui concerne Asselin, mon raisonnement ne repose jusqu'ici que sur des assertions. J'affirme qu'Asselin s'inspire. J'affirme que cette inspiration fait le mérite et le sens de son œuvre. J'affirme que, grâce au seul Asselin, la nature est sentie et exprimée. Vraiment, à me lire moi-même, je me prendrais pour un de ceux-là dont je parle plus haut, qui formulent d'excellents arrêts, mais à qui il ne faut pas en demander les considérants.

Je ne veux pas qu'on ait de moi cette idée, et c'est là mon motif pour prouver ces assertions, puisque personne, je suppose, n'est disposé à en contester la vérité. Les gens sont tous d'accord que le peintre s'inspire. Les gens se laissent toujours dire que l'inspiration fait le sens d'une œuvre, et son mérite aussi, parce que, sachant par ouï-dire qu'il y a un mérite, et qu'il y a un sens, ils aiment à en trouver la raison toute formulée dans ce mot: cela dispense d'y songer. Enfin, les gens sont tous et toujours bien aises d'apprendre que la nature soit dans la dépendance d'Asselin, parce que, après tout, Asselin était un homme comme un autre en général, et comme eux en particulier.

L'homme, comme homme, a un furieux esprit de corps. Il

lui arrive souvent de mépriser son semblable; mais il ne souffre pas que la nature tout entière s'égale au dernier de ses semblables.

L'homme, comme homme, a un furieux orgueil. Sirius étintelle au firmament: chose simple. « Sirius, se dit-il, a été créé pour le plaisir de mes yeux. » Une puce le pique, il n'y comprend rien.

Ainsi, Pascal, quand vous dites à l'homme sa petitesse, son néant, sa misère, des preuves, beaucoup de preuves, je vous prie. Quand vous lui dites sa beauté, sa grandeur, sa céleste nature, pas de preuves, c'est chose bien superflue.

CHAPITRE XVIII.

Le peintre, pour imiter, transforme.

Qu'Asselin se soit inspiré de la nature lorsqu'il a peint son tableau, c'est un fait difficile à établir par la preuve historique. Je la laisse donc de côté, et, considérant le tableau en lui-même, j'y vais montrer les signes évidents de cette inspiration.

En effet, toute la question se réduit à savoir si ce qui est sur cette toile provient, en tant qu'imitation, uniquement du modèle imité; oů si, dans cette imitation, il y a une foule de choses, et celles justement qui en font le mérite et la beauté, qui procèdent directement de l'artiste. Car alors, ces choses, nous ne pourrons que les attribuer à l'inspiration individuelle de cet artiste, et nos trois assertions seront prouvées du même coup.

Considérons ensemble ce tableau, lecteur. Une chose ne vous frappe-t-elle pas dès l'abord? c'est que les arbres d'Asselin, son pont, ses montagnes, ses eaux, ses herbes, ses fleurs, ses prairies, ses cieux, sont arbres, montagnes, eaux, prés et cieux, par de tout autres raisons, et en vertu de conditions

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